IMLebanon

1/3 + 1/3 = 1

 

 

Il y a eu pire, bien sûr. Il y a toujours pire. Mais 2014 restera pour longtemps dans le top 5 des cuvées les plus noires que le Liban ait connues. À tous les niveaux. Politique : le palais de Baabda est une béance obscène, le Parlement une pantalonnade napolitaine. Sécuritaire : la translation de la guerre en Syrie de Qaa à Chebaa a atteint une acmé innommable et horrible avec le rapt des militaires par les jihadistes. Économique : la classe moyenne se noie dans la paupérisation. Social : les crises des enseignants et des journaliers d’EDL entre autres ressemblent à des feux (très) mal éteints. Sanitaire : entre malbouffe, malboisson, malhospitalisation et tout ce qui s’ensuit, c’est tout un pays, et pas que Naameh, qui a fini par ressembler à un dépotoir. Culturel : la pauvreté de ce qui est proposé aux Libanais a rarement atteint de telles profondeurs.
Que des grands classiques, il est vrai. À la seule différence que 2014 aura été le témoin d’un début de quelque chose. Quelque chose qui touche à l’ADN du Liban. À son génome.
Le fond de l’air se viciait depuis des années. Très discrètement. Les premiers symptômes, à peine visibles à l’œil nu, c’était localement qu’on les devinait : une démographie en pleine débandade, des petits mots parcimonieusement lâchés par quelque cadre du Hezbollah, une crainte patriarcale exprimée plus ou moins mezzo voce, un mutisme sunnite. Les plus pessimistes hurlaient, à basse voix, au loup, qui allait dévorer l’accord de Taëf en quelques bouchées, les plus optimistes répétaient à qui voulaient les entendre que personne ne pourrait jamais toucher à la nature et la culture du pays du miel, de l’encens, du lait, du hommos et de la plongée sous-marine trente minutes après le ski, et les autres, l’immense majorité, jouaient à l’autruche. Mais le mal était fait : le virus, aussi microscopique fût-il, avait été accouché : le 50/50, moitié chrétiens, moitié musulmans, ne vivra plus longtemps, il sera remplacé par le 33,33/33,33/33,33, ces fameux trois tiers, l’un chrétien, le deuxième sunnite et le troisième chiite, sans réellement savoir ce qu’il serait fait des druzes, à part leur promettre la rachitique présidence d’un supervirtuel Sénat.
La révolution post-14 février 2005 a donné un peu d’espoir. De quinze ans (au moins) de guerre civile entre chrétiens et musulmans, le Liban est retourné à un Helf vs Nahj relookés, transcommunautaires : les 14 et 8 Mars, la garantie d’une espèce de pérennité de la formule consensuelle (et conviviale : quel drôle de mot…) libanaise, du pacte. Hélas. C’était sans compter les siècles de haines sectaires. Sans compter les axes. La région, et toutes ses tuberculoses, tous ses séismes. Une anamorphose en réalité initiée par la prophétie de Abdallah II de Jordanie, relancée par ce 14/02/05 même, c’est-à-dire par l’assassinat de Rafic Hariri, exacerbée par les allergies sous-cutanées profondes entre Riyad et Téhéran, puis par la guerre civile en Syrie, et enfin atomisée par l’irruption-furoncle de l’État islamique et de sa flopée de cousins. Les symptômes sont devenus gigantesques. La réalité affligeante et terrifiante : sunnites et chiites ne veulent plus, ne peuvent plus s’asseoir dans une même moitié.
Michel Aoun ne saura jamais à quel point il contribue, par son blocage systémique de l’élection d’un successeur à Michel Sleiman, par son insupportable ce sera moi ou personne, à l’ancrage de ce concept métastasé des trois tiers. Quant à ces dialogues aussi bilatéraux qu’inutiles, Futur-Hezb ou CPL-FL, ersatz dégénérés de ce qu’aurait dû être le vrai, le seul dialogue permis : à l’échelle nationale, avec obligations de résultats immédiats, ils sont tout sauf innocents. Enfin, cerise sur le gâteau, il y a ce gouvernement Salam, fait de belles individualités, à commencer par le Premier ministre lui-même, mais qui, pris dans sa globalité, dans son collectif, ressemble autant à une équipe que le Liban à une nation. Ou à un État.
2014 est aussi, et surtout, la pire année au niveau moral. Le comble ? Que les Libanais aient toutes les chances de la regretter une fois qu’ils auront à faire le bilan de 2015.