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13 avril : le Liban est un comptoir dont nous sommes les changeurs

Jeune reporter, j’étais à Aïn el-Remmaneh le 13 avril 1975, à la demande de mon chef de service, pour tirer au clair « cette affaire d’autobus mitraillé » dont la nouvelle nous était parvenue.
Sur place, un cordon de sécurité empêchait les journalistes d’approcher du véhicule. Nous l’avons pris en photo de loin. La tension était vive dans le quartier.
À Furn el-Chebback, entre deux rafales de mitraillette, j’entends encore la voix d’un homme debout sur le toit de l’immeuble où pénétrait Pierre Gemayel, pour présenter ses condoléances à la famille de Joseph Abou Assi, assassiné le matin devant une petite église du quartier. « Nous ne nous tairons pas cette fois », criait l’homme. Que ne s’est-il tu !
Cette voix continue de retentir dans mes oreilles. La guerre était-elle inévitable? Question énigmatique… Question sans réponse… Quelque part, j’ai le sentiment que cette guerre s’inscrivait dans une logique qu’il aurait fallu changer du tout au tout, si l’on voulait l’éviter. Mais qui aurait pu changer « du tout au tout » les Libanais ?
J’étais en reportage à Rome dimanche. Au cours d’une réception donnée en l’honneur des personnalités arméniennes qui assistaient à la messe pontificale, l’occasion de parler avec Mgr François Eid, représentant patriarcal maronite auprès du Saint-Siège, s’est présentée. (Mgr Eid a été nommé hier même visiteur pontifical des maronites vivant en Grèce, en Roumanie et en Bulgarie). « Les maronites n’ont pas de mémoire historique », me lance-t-il, commentant le succès de la journée arménienne et le piteux spectacle de la « guerre froide d’élimination » que se livrent, vingt-cinq ans après sa version vive, Samir Geagea et Michel Aoun.
Combien de morts a-t-elle fait ? Qui le sait ? Qui salue leur mémoire ? Qui n’en a pas honte ? Pour quelle cause sont-ils morts ? Dans quelle fosse commune dorment ces jeunes officiers assassinés d’une balle dans la tête ? Ces jeunes écervelés qui jouaient à la guerre et ont fini au cimetière ?
Mgr Eid a raison. Nous n’avons pas de mémoire historique. Nous ne sommes pas un peuple et nous n’avons pas de patrie. Le Liban n’est qu’un comptoir, et nous en sommes les changeurs. J’étais plus poli quand j’étais jeune. Je disais que nous sommes des médiateurs. Mais non, nous ne sommes pas des médiateurs. Nous ne sommes que des changeurs. Et des entremetteurs.
Nous changeons de la monnaie d’idées, de la monnaie d’aide internationale, de la monnaie de forces de paix, de la monnaie de 14 Mars, de la monnaie de réfugiés syriens, de la monnaie de tout.
Le 14 mars 2005, nous avons été des centaines de milliers à nous sentir exister comme nation. Puis les changeurs sont venus, qui ont fait de la monnaie avec le 14 Mars, et sont partis l’échanger contre des sièges parlementaires, des visites à Rome et Paris, des sièges aux messes et aux enterrements, des bains de foule, des talk-shows.
Le concept de nation est un concept culturel et passe nécessairement par l’éducation à l’histoire. Mais nous sommes réfractaires à l’histoire. Nous croyons parfois que, pour le bien du Liban, une déconfessionnalisation politique est souhaitable. Ne soyons pas naïfs, ce n’est pas un changement de système politique que veulent certains, mais un changement d’histoire. Mais de la monnaie d’histoire et de patrie, ça aussi changeons. Et de la monnaie de présidence.