« Même aujourd’hui, 25 ans plus tard, nous dormons mal la nuit quand la situation est mauvaise dans le pays », souligne un riverain.
Vingt-cinq ans après la fin de la guerre libanaise, l’ancienne route de Saïda, qui va de l’hippodrome de Beyrouth jusqu’à l’hôpital Sainte-Thérèse, n’a toujours pas perdu son statut de « ligne de démarcation la plus célèbre ». C’est là que, 40 ans plus tôt, jour pour jour, l’attentat du bus de Aïn el-Remmaneh fut l’étincelle qui déclencha une guerre de 15 ans.
Aujourd’hui, le long de cette « ligne de démarcation confessionnelle » séparant Chiyah de Aïn el-Remmaneh, les immeubles semblent ne pas avoir tourné la page de la guerre civile, de nombreuses constructions n’ayant pas été réhabilitées, vérolées encore par les marques des obus. De part et d’autre, des terrains sur lesquels s’élevaient autrefois des appartements résidentiels, et qui ont été détruits par la guerre, font aujourd’hui office de parking pour des voitures de vente et de location. Les propriétaires, eux, ont apparemment préféré ne plus construire d’appartements résidentiels, comme pour diminuer la zone de friction entre les deux régions qui continuent de présenter d’importantes différences sociales.
Dans les cafés longeant l’axe routier, du côté de Aïn el-Remmaneh, des jeunes boivent une bière autour d’une petite table. Quand on évoque devant eux le sujet de « la guerre civile, 40 ans plus tard », les jeunes ne semblent pas emballés par la question. Cependant, et contrairement à de nombreux jeunes Libanais d’autres régions du pays, les jeunes de Aïn el-Remmaneh connaissent bien leur cours d’histoire : « Le 13 avril 1975 est venu en réponse à la faute que représentait l’accord du Caire de 1969, qui a permis l’invasion du Liban par les étrangers, explique Wadih, 24 ans. Il était nécessaire que les forces souverainistes ripostent pour empêcher que le Liban ne devienne le seul bouc émissaire face à Israël, d’autant que les Palestiniens voulaient en profiter pour faire du Liban leur pays. »
Et son ami de renchérir : « Mon père et ma famille ont participé à cette guerre. La guerre a ses circonstances, et il se peut qu’elle soit nécessaire de nouveau même si nos leaders nous appellent toujours au calme. Viendra un moment où nous devrions peut-être à nouveau recourir aux armes. Même aujourd’hui, 25 ans plus tard, nous dormons mal la nuit quand la situation est mauvaise dans le pays et que les événements politiques alimentent les tensions. »
Près du Beirut Mall, seul point de rencontre entre les habitants des deux régions, jeunes et moins jeunes semblent avoir refoulé les images de la guerre. « Quels mauvais souvenirs ! s’exclame une dame allant faire ses courses. Parlons-en, mais espérons que la guerre ne se répétera pas. J’étais encore enfant quand elle a commencé, et la plupart des souvenirs que je garde en tête font partie de la période qui a suivi l’attentat du bus. Nous ne sommes pas restés longtemps ici, nous avons fui vers Jbeil, mais nous continuions d’entendre les histoires de voisins qui avaient disparu ou qu’on avait kidnappés, leurs parents allant souvent mendier la médiation d’un chef politique pour obtenir leur libération, parfois en vain. Sans oublier les flash info à la radio à chaque heure, le bruit des ambulances, le son des obus et l’odeur de la poudre à canon. » « Quand nous avons quitté Aïn el-Remmaneh, nous pensions que tout cela n’était qu’une affaire de quelques jours… » ajoute la femme, visiblement attristée de replonger dans ses souvenirs.
« Le luxe de ne pas avoir de souvenirs »
Près de l’emblématique église Mar Mikhaël, deux hommes d’une trentaine d’années, originaires de Chiyah, semblent plus optimistes. Ensemble, ils assurent que la guerre est finie et ne reviendra plus. « D’après ce que mes parents m’ont expliqué, dit l’un d’eux, la guerre a opposé une partie qui s’était approprié toutes les ressources du pays à une autre dont les droits n’étaient pas respectés. Mais aujourd’hui, nous devons dépasser les conséquences de la guerre et en tirer des leçons. Nous avons compris que la guerre est dévastatrice pour tout le monde. » Pour son camarade, la guerre était « une décision régionale, de nombreux acteurs ayant voulu régler leurs comptes en utilisant le territoire libanais comme théâtre de combat ». « Les acteurs régionaux ont cependant toujours leur influence sur la scène locale, et cela est inquiétant », souligne-t-il.
Une jeune habitante de Chiyah assure ne rien savoir de la guerre du Liban. « Nous n’avons même pas appris cela en cours d’histoire, dit-elle. Je ne me sens pas concernée par le sujet. Quand on est né après 1991, on a le luxe de ne pas avoir des souvenirs de guerre. »
Vers 19 heures, des partisans des Forces libanaises se réunissent à l’église du Salut de Chiyah. Ensemble, ils célèbrent une messe pour commémorer le début de la guerre civile. Une messe au terme de laquelle ils marchent, arborant des bougies, en une procession qui se termine près de la statue de Saydet el-Mrayé de Aïn el-Remmaneh. Des allocutions sont prononcées. Elles sont toutes axées sur la lutte menée par les FL durant la guerre et articulées autour du thème « 13 avril : le courage n’est pas mort en nous, nous sommes morts avec courage ».
« Le but n’est pas de nous rappeler les événements de 1975, confie à L’Orient-Le Jour le responsable de la communication au sein de la section estudiantine des FL, Joseph Mikhaël. Quand nos parents ont pris les armes, ils ne l’avaient pas fait par choix, mais par devoir, quand toutes les milices sont devenues plus fortes que l’État. À défaut de quoi le sort des chrétiens du Liban aurait été le même que celui des chrétiens d’Irak. Nous avons sauvegardé notre présence. » Et d’ajouter : « En 1990, nous avons choisi de déposer les armes. Aujourd’hui, nous sommes un parti politique et défendons nos causes par d’autres moyens, et nous estimons que nous sommes une quatrième ligne de défense après l’armée, les FSI et les autres forces de l’ordre. Nous ne sommes chargés de défendre le pays militairement que si ces institutions n’existent plus. »
Alors que le bruit des klaxons et des voitures aux émetteurs radio assourdissants retentit dans la ruelle où une couronne de fleurs est déposée en mémoire des martyrs, un partisan FL âgé d’à peine 15 ans allume une bougie pour commémorer l’événement du 13 avril. « Nous avons perdu 4 membres de la famille durant la guerre, raconte-t-il. Ma grand-mère, elle, est alors devenue mécanicienne. Elle réparait les chars, les armes et les véhicules pour aider les combattants. Et même si les combats ont maintenant cessé, les incidents divers avec les habitants de Chiyah sont récurrents. 40 ans plus tard, la page n’a pas été complètement tournée… »