IMLebanon

Ali, Cecil et Morel

Depuis la mort de Cecil, vénérable lion d’un parc national zimbabwéen, spécimen protégé, sujet d’études de chercheurs d’Oxford, le monde n’en finit plus de s’indigner. En ligne, une pétition exigeant la justice pour Cecil, abattu par un dentiste américain amateur de chasse au gros gibier, a rassemblé plus de 800 000 signatures. Des dizaines de milliers de dollars ont été donnés pour la protection animale. Les hashtags #IamCecil et #JusticeForCecil ont été propulsés à la une de Twitter. La crinière noire de Cecil fleurit sur les murs de Facebook. Le tout accompagné d’un flot de commentaires rageurs relevant, peu ou prou, du lynchage en ligne. Décidés à surfer sur cette vague d’émotion, des politiciens, un peu partout, sont montés au créneau, promettant des mesures contre la chasse aux gros gibiers, la protection animale…

Quelques jours plus tard, c’est Ali, un bébé palestinien de 18 mois qui mourrait, brûlé vif dans sa maison transformée en brasier dans le village de Douma, près de Naplouse. Une attaque au cocktail Molotov dont tout porte à croire qu’elle a été perpétrée par des colons ou des activistes israéliens d’extrême droite.
Un attentat dénoncé par les autorités palestiniennes ainsi que par les responsables israéliens, que ne sont toutefois pas allés jusqu’à reconnaître le lien entre la tragédie et une politique colonialiste et d’impunité envers les colons. Un attentat dénoncé à travers le monde, mais avec un écho bien moindre que celui qu’a engendrée la mort du lion.
Un double traitement qui, pour ne pas être surprenant, peut choquer. D’un côté un animal, de l’autre un être humain. Un bébé de surcroît. D’un côté un incident relativement isolé, de l’autre l’énième tragique épisode d’une crise non moins tragique.

Pourquoi une telle différence d’impact ?
Parce que le monde a l’émotion sélective et limitée. Ali arrivant après Cecil, c’est un peu comme Mère Teresa mourant six jours après Lady D. La vague d’émotion globale est passée.
Parce que se mobiliser pour Cecil est facile, surtout via les réseaux sociaux ; parce que crier sa colère pour Cecil, c’est se donner bonne conscience à peu de frais.
Parce que Cecil est un lion, et que l’on se mobilise plus facilement pour le roi des animaux que pour une anguille d’Europe, pourtant menacée d’extinction. Parce que ce qui se trouve derrière l’assassinat de Ali, et plus largement le conflit israélo-palestinien, ou encore la guerre en Syrie, sont des crises longues et complexes, qui charrient depuis des années leur lot de douleur et de sang. Et que face à ce qui semble ingérable, l’opinion publique mondiale se laisse aller à l’inertie.
Dans les Racines du ciel, lorsque Morel lutte pour les éléphants, il se bat plus largement pour la protection de la nature et de l’environnement, mais aussi, et surtout, pour la défense d’une certaine idée de l’humanité.
Tous ceux que la mort de Cecil a indignés ne sont pas des Morel. Mais si leur mobilisation peut servir de caisse de résonance ou de source d’inspiration à quelques Morel, peut-être ces derniers pourront-ils contribuer à prévenir la mort d’autres Ali.