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Aoun à « L’OLJ » : « La 1559 est un piège tendu par le Conseil de sécurité »

 

Dix ans après son retour au Liban, au lendemain du retrait des troupes syriennes, le chef du bloc du Changement et de la Réforme, le député Michel Aoun, explique, dans une interview à « L’Orient-Le Jour », la logique de son rapprochement avec Damas dès 2005.

Propos recueillis par Sandra Noujeim |  

 

Revenons d’abord à cet instant du retrait des troupes syriennes, qui préludait à votre retour…
Il va sans dire que j’étais très content, ayant lutté pendant quinze années pour ce retrait et pour mon retour. D’ailleurs, dès mon arrivée en France, on m’avait demandé : « Tant que vous êtes ici général, qu’est-ce que vous pouvez faire ? » J’avais répondu : « Je veux lutter pour retourner. »
Bien sûr, je ne pouvais accepter un retour sans un changement des conditions dans le pays.
Ce retour accompli – je garde un très bon souvenir de cette journée –, la lutte prenait une nouvelle forme : je devais œuvrer en étant toujours prêt, le vent international n’étant pas alors en faveur du Liban. La règle est de rester vigilant dans l’attente de l’instant de l’intersection de deux comportements. Quand la politique internationale change, elle doit rencontrer au Liban le courant qui est prêt à accueillir ce changement. C’est exactement ce qui s’est passé après mon retour.

Le vent international ne soufflait pas en faveur du Liban, mais l’application de la 1559 s’est faite en partie sous la pression des États-Unis…
Je n’ai pas demandé la 1559. Ce que j’ai défendu corps et âme, c’est la Syrian Accountability and Lebanese Sovereignty Restoration Act (c’est moi l’artisan de ce second volet, qui en ai exigé l’insertion). La restauration de notre souveraineté ne pouvait se faire que par l’application de la 520, et c’est dans ce sens que j’ai exercé des pressions. C’est pourquoi j’ai été surpris par l’adoption de la 1559. Certes, je l’ai appuyée, dans son volet relatif au retrait des troupes syriennes, mais j’y ai vu un piège du Conseil de sécurité : la clause relative à la présidentielle libanaise, qui avait pour but de contrecarrer la prorogation du mandat du président Lahoud, était une ingérence dans nos affaires intérieures. J’étais entièrement opposé à la prorogation, mais je ne pouvais accepter que ce soit le Conseil de sécurité qui intervienne dans nos affaires.
De plus, nous étions incapables de désarmer les Palestiniens, ou la résistance, comme le prévoyait la résolution. Tenter de le faire aurait engendré une guerre civile, entre les milices et une armée non préparée à cette action. Non seulement je hais la guerre civile, mais je voulais une vision purement libanaise du processus de désarmement.
Il faut comprendre que si on avait la force militaire suffisante pour désarmer le Hezbollah, celui-ci ne se serait pas armé. La résistance a comblé l’absence de l’armée au Sud. Et ce besoin que nous avions du Hezbollah existe toujours : nous faisons face à près de deux millions de réfugiés syriens et de Palestiniens armés jusqu’aux dents… Si tous ces gens se révoltent, que pouvons-nous faire ? Ni l’armée ni le Hezbollah réunis ne peuvent y répondre. Il est nécessaire d’avoir une vue globale du potentiel de ce qui peut se dresser contre nous.

Quelle démarche avez-vous adoptée face à ce potentiel ?
L’entente avec le Hezbollah en 2006, bien sûr. Je vous rappelle que l’article 10 prévoit l’adoption d’une stratégie de défense qui soit élaborée et acceptée par tous les Libanais, et dont ils seraient tenus pour responsables. Or pendant neuf ans, qu’avons-nous fait pour élaborer cette stratégie ? Rien. Tous insistaient sur le désarmement du Hezbollah, mais personne n’évoquait la stratégie de défense. Pourtant, cette stratégie est nécessaire pour l’évaluation du besoin effectif que le pays aurait de la résistance, et elle est donc déterminante pour la décision d’inviter le Hezbollah à remettre ses armes, sinon d’accepter qu’il les garde, mais dans un certain cadre.

Vous n’évoquez pas la résistance comme une milice…
Le Hezbollah n’est pas une milice. Je reçois tous les ambassadeurs du monde, et rends moi-même visite à certains. Certains ministres étrangers, que je ne nommerai pas, me demandent, avec étonnement, comment j’ai pu, en tant que chrétien, conclure un accord avec un parti armé et terroriste. Ma réponse s’articule autour de deux éléments : les membres du Hezbollah sont des Libanais qui ont combattu pour récupérer le territoire occupé par les Israéliens, comme le prévoit la Charte des Nations unies, qui, à ma connaissance, n’a pas été modifiée. Ensuite, si vous avez une liste des actes terroristes exécutés par le Hezbollah, donnez-les-moi pour faire le nécessaire et renoncer à cette entente.
(Lire aussi : Tentatives de débloquer le législatif, mais pas (encore) la présidentielle)

 

L’attentat de Burgas, par exemple ?
Où sont les preuves ? On a même parlé du terrorisme du Hezbollah en Argentine… avant que le gouvernement argentin lui-même démente ces accusations. C’est honteux, pour la communauté internationale, d’émettre pareilles accusations, en l’absence de preuves.

Qu’en est-il des assassinats politiques au Liban, à commencer par l’assassinat de Rafic Hariri ?
Là aussi, à défaut d’arguments et d’éléments de preuve, les accusations ne peuvent être des faits. Nous avons des services de sécurité et de renseignements très efficaces. Il y a eu une vingtaine d’explosions terroristes, auxquelles certains ont survécu, comme May Chidiac, Élias Murr, les employés de Sawt el-Mahaba, le garde du corps de Pierre Gemayel… Pas un seul crime n’a été élucidé ? Ne sentez-vous pas qu’il y aurait une certaine complicité, quelque part ?

Pouvez-vous préciser cette complicité ?
Le jour de l’assassinat de Gebran Tuéni, je me trouvais à Rome. Un premier appel m’informe de l’explosion sur la route Beit Mery, visant probablement un homme politique. Cinq minutes plus tard, un deuxième appel m’informe de l’identité de la cible et la probabilité de son décès. Le troisième appel me confirme l’assassinat. Gebran était un ami, en dépit de nos divergences politiques. Il m’avait d’ailleurs rendu visite à la veille de son départ à Paris. Il m’avait confié qu’il avait reçu un avis de la part de la commission d’enquête sur l’assassinat de Rafic Hariri. Me demandant ce qu’il fallait faire, je l’ai conseillé d’en notifier les Forces de sécurité intérieure et de prendre le premier avion. Qui l’a persuadé de rentrer par la suite ? Je ne sais pas… Par contre, Marwan Hamadé, qui se trouvait sur la scène de l’attentat, n’avait pas tari d’accusations contre la Syrie. Où est le fondement de ces accusations ? Où est le jugement critique de ceux qui recueillent l’information ?
Nous avons mille raisons de croire que la Syrie l’a assassiné, mais il est impératif de garder une part de doute. Ou encore de s’interroger sur ceux qui ont réellement profité de l’assassinat. Jamais ceux qu’on accuse ne s’avèrent être les criminels. Je le dis en tant qu’ancien enquêteur. Peut-être les assassins se trouvaient-ils sur la scène du crime et se riaient de nous. J’ai le droit de le dire… Il faut observer le crime avec la mentalité de l’assassin, en tant qu’enquêteur, et, en tant qu’homme politique, y réagir avec responsabilité. Personnellement, je ne me permettrais pas, en politique, d’émettre des accusations d’assassinat.

Cette position, vous l’auriez défendue sur l’affaire de l’assassinat de Rafic Hariri ?
Cet assassinat est un cas à part.

Sans lien avec les autres assassinats ?
C’est un cas à part…

Comment ?
L’homme avait une envergure internationale. Et c’est sans doute sa politique de coopération avec le Hezbollah qui a motivé l’assassinat. Combien d’agents du Hezbollah avaient été tués à cette époque ? Ceux qui les ont tués ont peut-être tué Rafic Hariri… car il n’était pas totalement contre le Hezbollah. Je suis au courant des dernières conversations échangées entre sayyed Hassan Nasrallah et Rafic Hariri, dont le sayyed m’a fait part personnellement. Si vous doutez de la teneur de ces conversations, autant douter des affirmations contraires sans preuves.

Si Rafic Hariri n’avait pas été assassiné, votre retour aurait-il eu lieu en mai 2005 ?
Mon retour était inévitable. Au début de l’été 2004, j’avais déclaré, dans un entretien au Nahar, que les Libanais devaient se préparer à l’après-Syrie. La nuit du 21 novembre 2004, à la veille de l’Indépendance, j’avais adressé un appel aux Libanais dans ce sens, auquel j’avais joint une invitation, que les partisans du CPL ont pris soin de distribuer à Beyrouth, et d’abord à Rafic Hariri. Ce dernier s’était demandé si je ne faisais pas de marketing personnel. Walid Joumblatt a lancé une pointe en déclarant que les Libanais prendront soin de remettre cet appel aux Syriens à Dahr el-Baïdar. Quinze ans, ces gens-là n’avaient rien fait pour le retrait des Syriens, alors qu’ils auraient dû le faire théoriquement deux ans après la formation d’un gouvernement d’union nationale.

 

(Lire aussi : Raï réaffirme la nécessité d’élire un président)

 

Quelle stratégie défendiez-vous face à cette perspective de l’après- Syrie ?
J’ai invité les Libanais à trouver une voie honorable au retrait syrien. Il fallait qu’ils comprennent que le retrait ne devait pas se faire au milieu d’un mécontentement syrien. Les conséquences en seraient fâcheuses pour le pays. C’est dans cet esprit que j’ai écrit une lettre au président Bachar el-Assad, le 2 décembre 2005, que j’ai remise d’ailleurs également au patriarche Nasrallah Sfeir, à Paris.
(Il donne lecture de la lettre : « Nous sommes tous conscients de la sensibilité de la période que traverse la région du Moyen-Orient et de ses répercussions sur la Syrie et le Liban, ainsi que de la résolution 1559 du Conseil de sécurité en date du 3 septembre 2004, portant obligation du retrait des forces syriennes du Liban.
Alors que cette résolution provoque des spéculations diverses, sur ses objectifs et ses enjeux, alors que des guerres d’intentions sont menées contre ceux qui appuient cette résolution, dont nous faisons partie, nous avons appelé les différentes parties politiques libanaises à une rencontre en dehors du Liban, loin de l’atmosphère de pression et de surenchères, dans l’espoir de ne plus accorder à cette résolution une explication qu’elle ne contient pas, et en vue d’aboutir à une entente sur sa mise en œuvre garante de l’indépendance et de la souveraineté du Liban, dans le cadre des meilleures relations avec la République de Syrie.Et alors que l’État syrien est le premier concerné par le retrait militaire du Liban et exprime une inquiétude et une appréhension quant à la mise en œuvre de ce retrait, nous demandons à Votre Excellence de nous envoyer un émissaire qui vous représente à la réunion. Nous sommes convaincus que ces appréhensions se dissiperont après un dialogue franc sur la source de ces appréhensions. »)
Pouvez-vous y lire quelque avilissement, quelque servitude de ma part ? Mon slogan était que la Syrie se retire, mais garde avec le Liban les meilleures relations de voisinage. J’appelle à une issue honorable pour tous. N’est-ce pas une audace, de ma part, d’avoir écrit à Bachar el-Assad cette lettre ?

Ou était-ce plutôt faire trop d’honneur à Assad ?
Non, non, pas du tout. Je tenais aux négociations, préalablement au retrait syrien, afin de bénéficier de ce retrait, sans en subir les retombées. Il fallait pour cela apaiser la partie perdante. C’est d’ailleurs selon cette logique que Charles de Gaulle a été le premier à se rendre à Berlin au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tout en étant le vainqueur. Ce sont les règles du droit international. C’est ce que très peu ont compris. Et c’est ce qui a provoqué mes divergences avec le patriarche Sfeir. J’ai été chez lui, en 2004, à Paris, pour lui remettre personnellement une copie de cette lettre. Je lui ai dit que beaucoup de rumeurs vont sans doute entourer cette initiative. J’ai tenté également de lui faire comprendre qu’il ne pouvait se mettre à l’avant-poste des négociations avec Damas. Il incarnait l’autorité morale, la référence, et ne pouvait se permettre d’être partie directe aux négociations avec des émissaires de Damas. Il fallait qu’il désigne ses émissaires, pour garder une liberté de manœuvre. C’est en tout cas le bon sens diplomatique qui le veut…

En somme, c’est votre initiative, et non pas le 14 février 2005, qui a permis le retrait des troupes syriennes ?
Je n’ignore pas que l’assassinat de Rafic Hariri a accéléré le retrait des troupes syriennes.

Mais votre main tendue à Damas n’est-elle pas assimilable à la main tendue par le Futur au Hezbollah à travers l’alliance quadripartite ?
Pas du tout. Nous ne pouvons considérer que le Hezbollah était isolé en 2005, puisqu’il faisait partie du gouvernement Mikati. En outre, dans son ouvrage publié récemment, le député Hassan Fadlallah relate les propos que j’avais adressés à Hassan Nasrallah, en marge de la dernière séance de dialogue en 2006. Je lui avais dit que l’année de grâce qui lui avait été accordée pour régler la question de son arsenal s’est achevée, sans aboutir. Je lui avais dit alors qu’il devrait faire désormais attention, qu’ils comptaient certainement le descendre. Je n’étais pas au courant, alors que Walid Joumblatt avait déjà commencé à comploter contre lui avec les Européens. C’est d’ailleurs avec l’Europe que d’aucuns avaient travaillé pour contrer mon retour à Beyrouth. Les Français étaient même intervenus officiellement auprès de moi pour m’en dissuader.

Pourquoi, à votre avis, cette opposition à votre retour ?
Les législatives. Ils avaient soi-disant peur pour l’opposition. Les Américains m’accusaient d’être incontrôlable et imprédictible. Je le suis, en effet, par souci stratégique, de ne pas révéler mes intentions à l’avance. Finalement, les chrétiens aussi m’ont isolé. Le travail des ambassades a triomphé.

Votre rapprochement avec les FL vient donc briser cet isolement aujourd’hui ?
Ce rapprochement doit aboutir à une stratégie commune sur le rôle des chrétiens face aux développements régionaux. Je n’en parlerai que lorsque la formule finale sera convenue… Remarquez qu’elle peut aussi rester secrète…

Qu’est devenue votre lutte ?
Je veux sauver le Liban, je ne demande rien pour moi. Pourquoi croyez-vous qu’aujourd’hui je demande l’élection d’un président fort ?
Êtes-vous conscients de l’état de notre administration ? On ne demande d’appliquer Taëf que pour les postes stratégiques chrétiens. Pour les postes sunnites ou chiites, ce sont ceux qui détiennent la plus grande popularité au sein de leur communauté qui y accèdent… Il se trouve aujourd’hui un leader chrétien appuyé par 65 % de la population, chrétienne et musulmane, et on ne veut pas l’élire à la présidence. Et vous me parlez de parité !

Ne voyez-vous pas la vacance actuelle affaiblir la magistrature suprême ?
Pas du tout, puisque nous avons une mainmise sur le gouvernement.