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Aoun à « L’OLJ » : Lier le retour des réfugiés à une solution politique, c’est du suicide

 

Interview

Le président Michel Aoun, qui vient de conclure sa visite à New York où il a pris part aux travaux de la 73e session de l’Assemblée générale de l’ONU, se dit déterminé à sortir le Liban des crises successives aux niveaux sécuritaire, politique et économique. Dans son discours à la tribune de l’ONU, il a souligné le lourd fardeau que représentent les déplacés et les réfugiés syriens et palestiniens au Liban dont le nombre a atteint 1,5 million. Le président confirme à nouveau la position du Liban qui œuvre à consacrer le droit à un retour décent, sécurisé et permanent des migrants à leur terre, tout en refusant de le lier à une « solution politique incertaine » en Syrie. « Accepter une solution liée à la politique, c’est du suicide », martèle-t-il dans une interview accordée à L’Orient-Le Jour peu avant son départ de New York, tard dans la soirée de jeudi, pour regagner Beyrouth.

Dans son allocution à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, le président américain Donald Trump a totalement ignoré le Liban. Quelle est votre réaction ? Le pays du Cèdre est-il un laissé-pour-compte ?

Je n’ai pas été tellement dérangé. Le Liban a toujours été un laissé-pour-compte pour les États Unis, surtout maintenant. N’oubliez pas qu’en 1990, le pays a été mis sous la tutelle de la Syrie. C’était une décision américaine qui a été exécutée. Et au même moment, il y a eu la libération du Koweït avec l’alliance de trente-six pays. Le Liban a été envahi par les Syriens. Ne voyez-vous pas un contraste ?

Quel est votre sentiment de voir le pays ainsi ignoré ?

Nous avons un million et demi de déplacés syriens, et leur retour est lié à la solution politique en Syrie. On ne sait jamais quand cette solution arrivera. Les solutions politiques n’arrivent presque jamais parce que les crises durent. Le Liban ploie sous ce fardeau difficile. Nous sommes dans une situation très critique du point de vue économique.

Les États-Unis ont récemment renforcé les sanctions contre le Hezbollah. Ces nouvelles sanctions auront-elles des retombées négatives sur le Liban? Avez-vous pris des mesures pour les contrecarrer ?

C’est déjà le cas. Nous allons certainement essayer de réduire les dégâts et trouver des solutions de rechange.

Êtes-vous tranquille ? Optimiste ?

Non, je ne suis pas tranquille. Le Liban passe par une période difficile, mais il ne faut pas désespérer.

Vous avez eu des rencontres bilatérales avec vos homologues lors de cette session de l’Assemblée générale ? Quel message avez-vous transmis ?

J’avais deux messages à transmettre : le premier concerne la question des déplacés syriens. Ceux que j’ai rencontrés ne sont pas directement intéressés par cette question, mais approuvent ma position sur ce sujet. Le second message est la mise en place de l’Académie de rencontre et de dialogue entre les hommes. Je faisais du lobbying pour la promouvoir. Le président Macron m’a promis de l’appuyer. Je le rencontrerai prochainement (…) à la réunion de la francophonie qui se tiendra à Erevan, en Arménie, pour poursuivre ce lobbying et concrétiser cette initiative.

Avez-vous soulevé la question de la « neutralité positive » du Liban ?

On ne peut pas parler de neutralité tant que nous avons une partie de notre territoire qui est occupée par Israël. Et entre les pays arabes, nous tenons certainement à ce qu’on appelle la distanciation. C’est le principe parce que nous sommes dans le même groupe, la Ligue arabe, dont une des règles est de ne pas s’ingérer dans les affaires des pays qui en font partie. Moi, j’applique cette déclaration à la lettre.

Vous avez rencontré mercredi le secrétaire général de l’ONU, António Guterres. Êtes-vous satisfait de cette rencontre ?

Le secrétaire général de l’ONU fera de son mieux pour nous aider à faire face au défi pour le retour des réfugiés chez eux. Il faut régler cette question de manière juste.

Avez-vous parlé du danger de leur implantation au Liban ?

C’est, en tout cas, contraire à la Charte des Nations unies. On ne peut priver un individu de son entité et de sa patrie comme on est en train de le faire. Je l’ai d’ailleurs dit clairement dans mon discours. Chacun de nous se réveillera un matin en voyant du jour au lendemain qu’il n’a plus d’identité ni de patrie (…).

Au sujet du suivi des conférences d’appui au Liban, sous conditions, de Bruxelles, Rome et Paris, avez-vous eu des échos au Palais de Verre sur le financement attendu ?

Les pays partenaires attendent certainement la formation du gouvernement. Hier, nous avons ratifié des lois sur les prêts consentis à la conférence de Paris dite CEDRE. En ce qui concerne la conférence de Rome, nous sommes en train de planifier comment nous allons recevoir les armes. Quant à la conférence de Bruxelles sur les réfugiés, nous avons dénoncé la partie où les pays partenaires qui veulent aider le Liban ne le font pas. Nous avons dénoncé cette partie de la conférence parce que, quand nos envoyés y ont participé, rien n’a été dit, mais après la sortie de nos représentants, ils ont fait la déclaration sur le retour des réfugiés syriens que j’ai réfutée. Cette déclaration prêche leur intégration dans la société libanaise. Vous savez bien ce que cela veut dire avec le temps. Je voudrais dire deux choses: si on attend la solution politique, ça fait peur ! Pourquoi ? Nous avons eu l’expérience de deux guerres : Chypre en 1974 et, avant cela, les Palestiniens en 1948. Jusqu’à maintenant, il n’y a pas de solution politique pour Chypre ; cela dure depuis 44 ans. La Palestine n’a toujours pas de solution politique depuis 70 ans. On ne peut accepter une solution pour les réfugiés liée à la politique, c’est du suicide.

L’image du Liban à l’intérieur et à l’extérieur du pays n’est pas reluisante. La grogne populaire monte contre un état des lieux délétère qui règne avec un grand malaise économique, social, la corruption généralisée, la dégradation de l’environnement, la crise des déchets, le manque du courant électrique dans toutes les régions, la foire à l’aéroport, la dégénérescence des valeurs. Tout cela reflète bien ce malaise. Et vous n’avez pas donné suite à la proposition allemande Siemens proposée par la chancelière allemande pour l’électricité. Quelles mesures entendez-vous prendre pour pallier ces gros problèmes ?

Vous savez, c’est un lourd héritage que j’ai eu. Vous savez que la dette est de 80 milliards.

Mais la dette est encore bien plus élevée maintenant…

Ça ne compte plus ! C’est depuis 1993. Le problème des déchets dure depuis 2015. La crise économique est une conséquence des guerres, de l’économie et de la rente. Ce n’est pas une économie de production. C’est une économie de spéculation avec des dettes comme conséquence. La dégradation de l’environnement, c’est aussi l’héritage que j’ai eu. Il faut encore du temps.

Qu’allez-vous faire ?

La crise de l’électricité est actuellement résolue. Mais pour avoir des centrales électriques, pour développer les installations et le transport de l’énergie, il faut du temps. Le redressement économique prend aussi du temps. On ne peut pas faire des miracles. Pour l’environnement, on a mis en place une loi qui a été ratifiée il y a quelques jours. Des machines pour le traitement des déchets, ce qu’on appelle en anglais Waste to Energy (WTE), seront installées dans le pays. Tout cela prend aussi du temps.

Quelles mesures allez-vous prendre pour mieux gérer la question de l’aéroport de Beyrouth ?

On va d’abord changer au plus tôt l’administration de l’aéroport de Beyrouth. J’ai moi-même eu une histoire avec l’administration de l’aéroport lorsque je suis venu à New York. C’est un cumul. Mais la question principale, c’est la corruption.

Parlons de la corruption et du manque de valeurs morales du pays. C’est sous votre égide que tout s’est amplifié. Comment réagissez-vous à cette situation délétère ?

Je suis en train de le faire en prenant certaines mesures comme dans le cas des finances privées et les méthodes d’adjudication des grands projets qui étaient parfois de gré à gré, et parfois des short lists. Cela permettait de faire de gros profits pour les entrepreneurs. Il y a une certaine mafia persistante. Et il y a une campagne publique orchestrée contre moi. Même les corrompus veulent me neutraliser (…) J’agis dans la discrétion. Je ne peux dénoncer tout le monde à la fois. Cela se fait par de petits pas politiques (…) J’ai été attaqué de toutes parts quand j’ai commencé à agir. Il y a eu des réactions négatives dans la presse. Ces gens-là sont protégés par des politiciens, des hauts fonctionnaires et par des journalistes aussi.

Votre mission est-elle impossible ?

Il n’y a pas d’impossible pour moi. J’ai un CV très connu. Et je voudrais traduire mes paroles en actes.