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Beyrouth Baladi

C’est qui/quoi, Beyrouth ? Le phénix, treize fois ressuscité, mille et une fois usé et abusé, est pantelant. Tellement largué. Dans d’autres temps, dans d’autres vies, cette capitale était le somptueux laboratoire de toute une zone arabo-musulmane, de Rabat à Islamabad en passant par Le Caire et (ce qui n’était encore que l’ersatz de) Dubaï : ici, tout se créait, se réinventait, s’exportait ; ici, les idées explosaient chaque minute et valaient tous les (pétro)dollars du monde ; ici, l’arabité se concevait, une arabité flamboyante, métisse et généreuse ; ici, le Proche-Orient se posait et s’imposait. Aujourd’hui, cette ville flétrie et déliquescente n’est plus, dans le théâtre du monde, que cette spectatrice assise sur un petit strapontin, tout derrière, presque invisible, quasiment inaudible, qui essaie parfois de lever le doigt, presque honteuse, pour prendre la parole et, qu’une fois sur cent, on veut bien, par pitié, gentiment écouter. Mais ce n’est pas de sa faute. Si Beyrouth essaie aujourd’hui de ne pas mourir, c’est uniquement de la nôtre, de faute, Libanais en général, Beyrouthins en particulier. Elle vaut toutes les Cités du monde et nous, on s’en moque, fondamentalement, avec le sourire, convaincus qu’elle renaîtra encore une fois, une énième fois. On s’en moque pendant qu’elle continue à nous (re)garder, mère ultime et sacrifiée, à nous nourrir, à nous blanchir, à nous loger et à tenter de nous protéger les uns des autres, essoufflée et rachitique, hagarde et sublime, recroquevillée sur la seule certitude qui lui reste, sur l’unique trésor qu’elle peut encore, mais pour combien de temps, protéger et empêcher de disparaître : son ADN. Son éblouissant ADN.

Effectivement : il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Et c’est cet ADN que les 24 candidats de Beyrouth Madinati, et tous les autres qui ont œuvré jour et nuit pour cette liste en coulisses, veulent non seulement sanctuariser, mais régénérer ; c’est exclusivement sur cet ADN qu’ils veulent travailler pour que les organes redémarrent, pour que le corps se reforme, pour que la vie reprenne. Dans un pays privé de présidentielle, par le bon plaisir de l’Iran et du Hezbollah, et privé de législatives, à cause de l’incivisme inouï des députés libanais, ces municipales, hier presque insignifiantes, sont aujourd’hui infiniment vitales pour des Libanais qui veulent s’exprimer et exercer leur droit le plus basique. Et qui n’ont même plus la rue pour. Au cœur de ce scrutin, Beyrouth Madinati fait figure d’ovni. Des architectes, des chercheurs, des artistes, des agronomes, des créatifs, des scientifiques, des journalistes, des promoteurs, des enseignants, des pêcheurs, des historiens, des médecins, obnubilés – forcément, dans un pays et des mentalités sclérosés par d’infinies caries jamais soignées – par deux obsessions. Un : faire du politique, loin, très loin de la politique, et loin, très loin aussi, de l’esprit revanchard et aigri de quelque candidat nouvellement déclaré dans la capitale. Deux : leur bien-être, c’est-à-dire, naturellement, automatiquement, le bien-être de tous leurs concitoyens. Jamais ce concept souvent oublié de charité bien ordonné censée commencer par soi-même n’aura été aussi impératif.

Bien sûr, l’initiative Beyrouth Madinati n’est pas parfaite. Il y a un peu de naïveté, un peu d’utopie, dans cette démarche, dans cette posture assumée de Samson face à Goliath, d’une 2CV face à un bulldozer. Il y a un petit relent d’esprit kolkhoze, un tantinet cocoisant, sympathique, certes, mais obsolète. Il y a un soupçon de manichéisme; l’oubli, fougueux mais pas méchant, qu’au sein de la municipalité précédente, quelques-uns ont vraiment travaillé, envers et contre tout/tous. Mais ces petites scories ne sont presque rien comparées à ce qui vient d’être fait. Qu’est-ce qui a été fait ? L’essentiel. Qui n’est pas, pour l’instant, d’occuper la citadelle municipale. L’essentiel, c’est d’avoir prouvé que quand elle le veut vraiment, la société civile le peut. Elle peut être, tout simplement, elle peut exister. Le verrou psychologique qui vient de sauter est énorme. L’essentiel, aussi, surtout, c’est d’avoir enfin entamé ce travail sur les mentalités. Voici une chirurgie génétique indispensable à la (sur)vie et la pérennité de la Corniche de Aïn Mreissé, all men’s land absolu, épitomé de cette capitale tour de Babel et arche de Noé à la fois. Indispensable, donc, à la (sur)vie et la pérennité de Beyrouth. Indispensable, donc, à celles du Liban.
Beyrouth Madinati, qu’elle gagne le 8 mai ou pas, accouchera nécessairement de Tripoli Madinati, de Jounieh Madinati, de Baalbeck Madinati, de Tyr Madinati, etc. Partout. C’est parti.