IMLebanon

Burn out

 

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Il ne fallait être ni politologue chevronné, ni voyante neurasthénique, ni tripolitain de père en fils pour prédire que le chaudron du Nord allait imploser, puis exploser, puis lancer ses shrapnels sur l’ensemble du territoire libanais – surtout au Sud. Parce qu’en trois jours, le temps et l’espace se sont infiniment rétrécis à Tripoli, à Bhennine, Denniyé, Minié, un peu partout : on dirait, déjà, un mini-Qousseir ou un mini-Kobané ; on dirait que les dés sont jetés, que c’est désormais gagner ou périr. L’armée libanaise semble être entrée en guérilla. À l’image des soldats d’Assad et des mercenaires du Hezb contre al-Nosra au Qalamoun, ou à celle des peshmergas syriens du PYD (bientôt aidés par leurs frères irakiens du PDK et des gars de l’Armée syrienne libre ? ) contre les jihadistes de l’État islamique à la frontière syro-turque. Sauf qu’au Liban, parce qu’au Liban c’est toujours bien plus compliqué qu’ailleurs, c’est dans une grande proportion contre leurs compatriotes que se battent les hommes en uniforme. Et pour corser davantage, ces compatriotes en question n’appartiennent qu’à une seule communauté : la sunnite. C’était tellement plus facile, à Nahr el-Bared…

Le problème est mathématique, et jusqu’à nouvel ordre, monstrueux de perversité. Insolvable, ou du moins en l’état. Il est impossible et impensable de ne pas soutenir l’armée libanaise. Cela est un axiome. Sa guerre, sur le papier, est saine, urgente, indiscutable : elle est au service de l’État (de droit), de la souveraineté libanaise. Or, l’armée a commis, et continue de le faire, beaucoup de bourdes, et ce n’est pas la faute de ces valeureux boys, surmobilisés aux quatre coins du pays : ils obéissent juste aux ordres. Des bourdes de plus en plus fautes graves : on ne peut pas rafler 20 sunnites, dont 19 totalement innocents, les humilier comme le vingtième, le coupable, le terroriste, sans accoucher d’une plaie géante et tellement difficile à cicatriser, d’une arme de destruction (et de suicide) massive : le sentiment d’injustice. Du coup, depuis le temps, la contamination idéologique a eu le temps de faire des ravages : le sentiment antitroupe, ultraminoritaire il y a quelques mois, a pris aujourd’hui une sacrée ampleur. Surtout que ces sunnites ne comprennent pas pourquoi l’on s’en prend uniquement à eux pendant que les mini-États centuplés par le Hezbollah de la Békaa au Sud en passant par la banlieue de Beyrouth ne sont inquiétés d’aucune façon. Alors, les haririens, garants de ce sunnisme modéré indispensable et incontournable (même l’insupportable Khaled Daher a affirmé hier son allégeance totale aux décisions du courant du Futur…), peuvent bien s’époumoner et répéter la nécessaire sanctuarisation de l’armée, ils sont infiniment moins écoutés et entendus. Et la situation économique dans ce Nord exsangue n’aide atrocement pas : la pauvreté, le chômage, le désenchantement sont des terreaux fertiles que le jihadisme adore.
Tous les réfugiés syriens ne sont pas des voleurs, des assassins, des terroristes. Tous les Allemands en 1943 n’étaient pas d’immondes nazis. Tous les Israéliens ne sont pas des sionistes irréfléchis et criminels. Tous les chiites du Liban ne sont pas des partisans silencieux et résignés du Hezbollah. Tous les chrétiens du Liban ne sont pas d’aveugles suivistes de Michel Aoun ou de Samir Geagea. Et tous les sunnites du Liban ne sont pas d’affreux takfiristes. L’armée libanaise doit naturellement bénéficier d’une couverture politique claire et nette pour en terminer avec le terrorisme sur le sol libanais. Mais cette armée-là, c’est-à-dire son commandement en chef, doit être impérativement orientée par ces mêmes politiques, c’est-à-dire par le Conseil des ministres, qui aurait enfin l’occasion de servir à quelque chose. Si Jean Kahwagi se sent dépassé, il l’est, sans doute, et on le serait à moins, qu’il aille écouter celui qui l’a férocement imposé, il y a six ans, le poing sur la table : Michel Sleiman. Il n’a rien à y perdre.