« Élisez-moi ou changez le système ! » Telle est, très résumée, la substance qu’un organe de presse – pourtant proche du 8 Mars – retirait hier sans ambages de l’initiative lancée par le général Michel Aoun, essentiellement dans son volet présidentiel.
Au cours des dernières trente-six heures, l’ensemble de la presse et un large éventail de la classe politique ont livré des flots de commentaires, négatifs dans l’ensemble, sauf au sein du CPL, sur les motivations politiques – et politiciennes – du général. Pour les uns, il s’agit d’une initiative pertinente visant à corriger le déséquilibre chronique dont souffrent les chrétiens du Liban depuis la fin de la guerre civile ; pour d’autres, de propositions vaines qui traduisent la déception du général Aoun face au recul de ses chances d’accéder à la présidence ; et enfin pour d’autres encore, d’idées à ne creuser qu’en temps opportun, une manière polie de dire qu’aujourd’hui, on n’y est pas.
De nombreux commentateurs se sont interrogés sur une éventuelle corrélation entre le lancement de cette initiative et un échec du dialogue entre le CPL et le courant du Futur. D’autres y ont vu une tentative de parasiter les efforts en cours, notamment à Paris, pour faciliter la tenue de l’élection présidentielle. De fait, la teneur de la conférence de presse du général Aoun, lundi, et les réactions qu’elle a suscitées ont, par exemple, relégué au second plan l’audience accordée le même jour par le président François Hollande au chef du PSP, Walid Joumblatt, sur le sujet.
Cependant, au-delà de lectures circonstancielles qui le prennent ou pas au sérieux, l’événement mérite qu’on s’y attarde quelque peu, notamment dans son volet institutionnel, ne serait-ce que parce qu’il reflète une approche récurrente et hautement émotionnelle dans le discours aouniste, tendant toujours à singulariser la frustration chrétienne.
Cette frustration existe, cela ne doit pas faire l’objet du moindre doute. Le fait que le discours aouniste omette systématiquement de noter qu’elle côtoie d’autres frustrations non moins grandes et réelles – chez les sunnites, chez les chiites et chez les druzes – n’ôte rien à l’immense pouvoir de séduction que les propositions du général Aoun peuvent exercer sur un vaste public chrétien, pas nécessairement confiné au CPL. Le même phénomène avait d’ailleurs été observé l’année dernière avec le projet de loi électorale dit « orthodoxe », que les principales formations chrétiennes ont cru bon de promouvoir à l’unisson, avant de se séparer à son sujet in extremis.
Que propose donc le chef du CPL ? Une élection présidentielle au suffrage universel en deux temps : un premier tour de qualification réservé au seul électorat chrétien et un second tour ouvert à tous les électeurs libanais, mais auquel ne peuvent se présenter que les deux candidats les mieux placés à l’issue du premier.
Il est évident qu’avec un tel système, aucun candidat qui ne dispose pas d’une puissante assise populaire chrétienne ne peut rêver d’accéder à la présidence. Ce serait, en effet, la fin des présidents de compromis et de « consensus », celle des seconds couteaux, des présidents-arbitres, des options alternatives, des choix suggérés de l’extérieur, etc.
Que de nombreux chrétiens trouvent dans ce système un motif de satisfaction est tout à fait normal et légitime, à condition toutefois qu’on les informe du prix à payer, ce que le général Aoun et les partisans de son initiative ont bien évidemment omis de faire.
Le chef du CPL a parlé, lors de sa conférence de presse, d’un « amendement limité de la Constitution ». Il serait intéressant de savoir pourquoi le général a-t-il jugé nécessaire de minimiser ainsi l’ampleur de ce qu’il propose, sachant qu’il s’agit en réalité d’un bouleversement de fond en comble de la Constitution, du pacte national et des fondements idéologiques du système politique tout entier
En premier lieu, par le recours au suffrage universel, le système basculerait de facto dans un semi-présidentialisme dont le modèle le plus représentatif (parmi les démocraties) est la Cinquième République française. Or en France, le président est une sorte de monarque disposant d’énormes pouvoirs. Imagine-t-on un chef d’État élu par le peuple et qui serait, de par ses prérogatives, incapable de dissoudre la Chambre, de repousser les lois votées par celles-ci, de révoquer un Premier ministre et même un ministre, de nommer un fonctionnaire ?
Le suffrage universel est, de fait, la boîte de Pandore qui, en s’ouvrant, ferait exploser non pas seulement Taëf tel qu’il est, comme le souhaiteraient un certain nombre de Libanais, mais aussi les possibles futures alternatives à Taëf. On est loin ici, en effet, d’une simple volonté de correction des failles réelles ou supposées que l’on attribue à la Constitution et à Taëf.
En second lieu, le verrouillage confessionnel du premier tour du scrutin, tel qu’amorcé par le général Aoun, achèverait de fédéraliser à l’extrême le système politique libanais, de telle façon qu’il serait totalement incongru, voire insolent, de prétendre refuser la même chose aux autres postes-clés de l’État : la nomination du Premier ministre devrait dès lors être soumise aux mêmes critères, tout comme l’élection du président de la Chambre.
D’une certaine manière, le système confessionnel est comme la prolifération nucléaire à l’époque de la guerre froide. Lorsque les protagonistes ont constaté que 10 000 fusées à l’Ouest et 10 000 à l’Est, c’est exactement comme 1 000 de part et d’autre, ils ont commencé à négocier entre eux pour réduire de concert leurs stocks, s’aménageant ainsi de profitables économies.
Pousser la logique confessionnelle jusqu’au bout ne corrigerait pas le déséquilibre politique actuel en défaveur des chrétiens au Liban. Ce serait, à tous points de vue, comme si les belligérants de la guerre froide décidaient de porter leurs stocks à 100 000 fusées de part et d’autre…