Une décennie, c’est peu dans la vie d’une nation. Mais dix ans, c’est beaucoup dans le parcours d’un courant politique. En ce 14 mars 2015, une indéniable constatation s’impose : né dans le sillage du mégarassemblement historique du 14 mars 2005 à la place desMartyrs, le 14 Mars en tant que vaste coalition de partis et de personnalités indépendantes d’horizons divers s’est maintenu sur la scène locale contre vents et marées, en dépit de la meurtrière et impitoyable contre-révolution menée sans foi ni loi depuis 2006 par l’axe irano-syrien lequel, s’appuyant sur le Hezbollah, n’a épargné absolument aucun moyen – militaire, sécuritaire, médiatique et politique – pour saper le projet politique que représente le 14 Mars.
Pour ce dixième anniversaire, un effort de discernement s’impose pour dresser le bilan du tortueux chemin parcouru depuis le déclenchement de la révolution du Cèdre. Cet effort de discernement est aujourd’hui plus que jamais impératif, car c’est dans une perspective purement historique, sous l’angle de l’histoire contemporaine du Liban, et nullement dans une optique politicienne réductrice, que le bilan du 14 Mars doit être perçu.
Afin de mieux situer cette dimension historique, un retour succinct à la proclamation du Grand Liban, en 1920, serait utile. De très larges pans de la rue sunnite, conduits en cela par de nombreux leaders et responsables de la communauté, étaient alors farouchement hostiles à leur nouvelle identité libanaise et réclamaient avec insistance leur rattachement à la Syrie. Cette attitude n’était nullement conjoncturelle, comme l’illustre le « Congrès du Sahel » qui avait regroupé en octobre 1936 un large éventail de leaders et notables musulmans. Le manifeste publié à l’issue de ces assises élargies soulignait que « les musulmans déclarent revendiquer la souveraineté nationale dans le cadre de l’unité syrienne, étape préliminaire à l’unité arabe ; ils sont prêts à atteindre cet objectif par tous les moyens légaux ».
Cette aspiration musulmane à l’unité syrienne et arabe s’est manifestée à plusieurs occasions, même après l’indépendance de 1943, notamment lors des crises de 1958, sous l’effet de la poussée nassérienne, et de 1969, lorsque le leadership musulman a pris fait et cause pour les organisations palestiniennes armées au détriment de la souveraineté de l’État libanais. Une telle attitude a suscité dès la fin des années 60 une réaction des partis chrétiens, qui menèrent une campagne assidue pour la contrer, avec, pour leitmotiv, « priorité à la souveraineté ». Ce clivage vertical, à connotation confessionnelle, débouchera, en avril 1975, sur le déclenchement de la guerre libanaise, qui ne prendra fin, du moins sur le papier, qu’en 1990.
Au début des années 90, un point d’inflexion très clair est apparu dans le comportement politique du leadership sunnite, sous l’impulsion de Rafic Hariri. En décembre 1992, Israël expulsait ainsi vers le Liban plus de 400 responsables du Hamas et du Jihad islamique palestinien, conduits par une figure emblématique, Abdel Aziz Rantissi. Rafic Hariri, alors Premier ministre, s’opposa catégoriquement à l’entrée en territoire libanais de ces cadres palestiniens, marquant de ce fait une nette rupture dans la position musulmane à l’égard du dossier palestinien. Un tel épisode a constitué le premier indice précurseur d’une « libanisation » sans équivoque de la ligne de conduite de l’islam politique. Cette nouvelle posture a mûri lentement au fil des ans, fortement accentuée par l’attitude hégémonique humiliante du « tuteur » syrien.
La « libanisation » rampante de l’islam politique a connu ainsi une longue maturation, qui s’est mise en marche de manière à peine perceptible au départ, mais qui a commencé à éclater au grand jour à la suite de l’adoption de la résolution 1559 – soutenue tacitement par Rafic Hariri –, de la prorogation du mandat du président Émile Lahoud, et surtout de l’attentat contre Marwan Hamadé, le 1er octobre 2004.
Les réactions populaires impulsives à l’assassinat de Rafic Hariri, le 14 février 2005, ont marqué l’apogée de ce processus de maturation. Pour la première fois dans l’histoire contemporaine du Liban, le pays était ainsi le théâtre de manifestations de masse à caractère politique, revêtant un caractère transcommunautaire. Par dizaines de milliers, chrétiens, sunnites, druzes et une élite chiite défilaient, côte à côte, dans les principales artères de la capitale, brandissant le drapeau libanais, scandant les mêmes slogans, et portant des calicots dont la teneur reflétait l’adhésion un même projet politique. Un spectacle sans précédent dans l’histoire du pays du Cèdre, d’autant qu’un large éventail de partis, de courants, de personnalités indépendantes à la légitimité bien établie, et de cadres de la société civile étaient impliqués activement dans le mouvement.
Bien au-delà des considérations politiciennes, c’est à ce niveau que réside toute la dimension historique du 14 Mars en sa qualité de vaste coalition plurielle et pluricommunautaire, porte-étendard d’un projet « libaniste », par essence souverainiste.
Force est de reconnaître qu’en dépit de tous les moyens militaires et sécuritaires mobilisés pendant dix ans par l’axe irano-syrien pour saborder le fondement de la révolution du Cèdre, le 14 Mars s’est maintenu contre vents et marées, et continue de regrouper le même éventail de partis, de courants, de personnalités indépendantes et de cadres qui restent unis autour du même projet politique ayant pour leitmotiv significatif « le Liban d’abord »… Un projet politique ayant pour ossature des constantes nationales fondamentales : la primauté de l’État; le respect de la souveraineté et des spécificités libanaises ; la neutralité du Liban vis-à-vis des conflits régionaux ; la sauvegarde du vivre-ensemble ; l’attachement au pluralisme politico-communautaire et aux pratiques démocratiques; l’ouverture sur le monde ; la préservation du libéralisme et des libertés publiques et individuelles ; la volonté de paix face aux aventures guerrières et aux visées hégémoniques des pays voisins…
Face à ce projet souverainiste, libaniste et libéral, le 14 Mars est confronté depuis dix ans à un autre projet politique d’une toute autre portée : celui du Hezbollah et du pouvoir des mollahs à Téhéran ; un projet perse hégémonique, ouvertement transnational, et qui s’inscrit dans une perspective régionale faisant fi des spécificités et des équilibres libanais.
Dix ans après le déclenchement de la révolution du Cèdre, une partie non négligeable du public du 14 Mars est blasée, voire quelque peu désillusionnée par le bilan de cette décennie. De nombreuses erreurs stratégiques ont, certes, été commises par le directoire de la coalition. Mais dans le même temps, nul ne saurait occulter une réalité indéniable : face aux assassinats en série, attentats, guerres diverses, insurrections, opérations miliciennes, manœuvres d’intimidation et menaces sécuritaires auxquels n’ont pas hésité à recourir, dès 2006, les commanditaires de la contre-révolution du Cèdre, le 14 Mars s’est refusé à se laisser entraîner sur le terrain du langage de la violence aveugle et a insisté à s’en tenir aux pratiques pacifiques et démocratiques.
La plume contre les explosifs et les armes : peut-on s’étonner, dès lors, du résultat?