Feu Albert Moukheiber, ancien député et ministre, conscience de la République en son temps – Raymond Eddé avait déjà donné le bel exemple –, doit pousser un tout petit soupir d’aise dans sa tombe. Et pour cause : c’est dans son giron, à l’époque, qu’est née l’étincelle qui a lié d’amitié deux jeunes férus de politique, Melhem Riachi et Ibrahim Kanaan, initiateurs du dialogue interchrétien entre les Forces libanaises de Samir Geagea et le Courant patriotique libre de Michel Aoun.
Pourquoi un tout petit soupir seulement ? On dit que ce dialogue n’a pour objectif immédiat que de mettre un terme au très lourd contentieux entre les deux hommes et à une haine tenace qui oppose farouchement leurs partisans. Seul acquis tangible : une visite de réconciliation et une déclaration d’intentions, preuve supplémentaire que l’enfer est réellement pavé de beaucoup de bonnes choses…
Des intentions, uniquement. Et rien d’autre. La présidentielle ? Aucun espoir à l’horizon, évidemment. Les législatives ? Idem. Le feu et les flammes à la frontière avec la Syrie ? Pareil. Les réfugiés, bientôt aussi nombreux que leurs hôtes libanais ? Le sang de nos soldats égorgés sur l’autel d’un terrorisme intégriste suranné et obscurantiste ? Pas un mot. Face à ces dangers terrifiants qui menacent les fondements de la République, ces messieurs minaudent comme deux divas : ils auront attendu 40 ans pour accoucher d’une simple déclaration d’intentions.
Jusqu’en 1975, les chrétiens en général et les maronites en particulier détenaient un pouvoir pratiquement illimité, malheureusement démesuré. Depuis, en seulement quatre décennies, ils ont complètement perdu la mise, le pouvoir aussi, et n’ont plus leur mot à dire de manière effective. Fourvoyés dans des guerres d’ego surdimensionnés, ces zaïms d’un autre âge (et avec eux, aussi, Amine Gemayel et Sleimane Frangié), malgré les mérites ponctuels et les lourds sacrifices de beaucoup d’entre eux, ne se sont jamais fendus d’une seule autocritique collective, n’ont jamais tenu en urgence de vraies assises pour dresser le bilan de leur déconfiture et sauver l’essentiel. Résultat : la jeunesse instruite à force de larmes et de sueur se désengage et s’en va définitivement pour vivre dignement sous d’autres cieux, au grand désespoir des familles.
Pourquoi seulement des intentions ? Peut-être tout simplement parce que Samir Geagea et Michel Aoun, ces deux fidèles ennemis dans la chrétienté, fraîchement rabibochés, savent comme tout un chacun que le nom du successeur de Michel Sleiman ne sortira que du bazar sunnito-chiite qu’essaient de gérer tant bien que mal Riyad et Téhéran par Américains, Russes et seconds couteaux européens interposés. Ils savent que désormais, les chrétiens de ce pays ne seront plus, au mieux – cynisme des recompositions régionales –, que des citoyens de seconde zone. Comme au temps honni de l’occupation ottomane.
Qu’ont-ils fait de leur intelligence, ces dirigeants chrétiens – activement aidés en cela par leurs alliés musulmans respectifs –, pour subir et accepter, et nous avec, pareilles avanies ?
Qu’en est-il également de Bkerké et de sa gloire d’antan ? Bkerké vers lequel tous les yeux des Libanais, chrétiens et musulmans réunis, se tournaient, vers lequel toutes les oreilles se tendaient? Pourquoi le chef de l’Église maronite, patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, accepte-t-il de parrainer des accords entre chefs maronites qui ne sont pas honorés, de donner des conseils qui ne sont pas respectés, et de multiplier des mises en garde superbement ignorées ?
Pour finir, une mise en garde, celle-là naïve et désespérée : si elles ne se ressaisissent pas, si elles ne s’entendent pas sur des décisions immédiates et historiques à la hauteur du moment, si elles ne reprennent pas leur destin en main, les hiérarchies chrétiennes, politiques et religieuses confondues, n’auront plus que leurs yeux pour pleurer.
Probablement sur les chemins de l’exode…