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Considération sur le malheur arabe – chapitre libanais

EN TOUTE LIBERTÉ

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Monsieur le Président, merci de nous avoir accordé quelques heures de votre emploi du temps si chargé. Hélas, vous allez entendre de la bouche de ceux que vous rencontrerez ces deux jours des choses que vous connaissez déjà. Dommage que vous ne puissiez entendre aussi la voix du Liban profond; non la voix de ceux qui savent, mais celle de ceux qui s’interrogent. Celle des Libanais qui se demandent s’ils vivent toujours au Liban, qui résistent à la tentation du départ, qui ont la nausée d’entendre un discours confessionnel nauséeux. La voix des sages.

À ne pas entendre ce Liban profond, vous courez le risque de penser qu’il n’existe pas. Pourtant, ce Liban existe, et vous pourrez entendre en l’écoutant, et jusque dans les villages les plus reculés, l’écho de plusieurs siècles d’échanges diplomatiques, d’amitiés littéraires, d’admiration, d’affinités qui n’attendent qu’un mot pour se réveiller.

Notre camarade Samir Kassir a écrit un admirable ouvrage qu’il a intitulé Considération sur le malheur arabe où il a tenté, au prix de sa vie – il a fini par la donner –, de dire ce qui a fait stagner nos États et nos régimes dans l’état végétatif où vous les trouvez, en ce « printemps arabe » passé à l’ennemi.
C’est le chapitre libanais de ce « malheur » que l’on aimerait vous décrire, mais vous en saisirez bien vite le contenu dans ce que vous allez entendre et dans les confidences qui pourraient vous être faites. Car vous venez d’un pays qui, pour beaucoup d’entre nous, est réellement une « seconde patrie ». Nous-mêmes, nos amis, nos proches, nos souvenirs, nos rêves ont pour cadre des paysages, des quartiers, des rues de France. C’est au point que l’un des nôtres veille sur votre langue. Vous nous avez colonisés peut-être, mais nos rêves, notre imaginaire vous ont colonisé en retour.

L’un de nos rêves est d’une simplicité élémentaire. C’est d’avoir un président. Vous ne saurez jamais la profondeur de l’humiliation que nous subissons de voir ce droit dénié. En quelques heures, votre visite ne pourra rien changer à notre actualité morose, à l’absence d’une logique qui mettrait le bien possible au-dessus des « droits des chrétiens ». Mais nous tenions à vous le dire. Aujourd’hui comme hier, comme toujours, le mieux est l’ennemi du bien.

De plus, nous sommes inquiets pour une France, pour une Europe qui n’est plus en mesure, comme le dit l’une de vos universitaires, « de penser le monde » (Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’Ehess). Pour une Europe qui n’a plus d’âme, qui n’a plus que des intérêts et qui, de surcroît, n’a plus les moyens de sa politique.

C’est subtil, mais c’est vrai, la civilisation « laïque » à laquelle vous avez choisi d’appartenir est sur le point de perdre un sens de la transcendance qui la couperait non seulement de son avenir, dans ses rapports avec le monde, mais aussi de son passé ; une civilisation qui est sur le point de perdre ce que les philosophes appellent l’ « épistémé », le système logique, les valeurs, qui rendent le récit signifiant. On le lit dans votre presse. Ainsi, cette polémique sur l’anneau de Jeanne d’Arc, racheté à une famille privée en Angleterre, geste où certains ont vu « une manipulation de la droite », comme si cet anneau pouvait vous être moins cher que ne le sont le Louvre, la tour Eiffel, Notre-Dame ou le Tour de France.

Voilà la France que nous connaissons, la France que nous aimons, que nous cherchons à rencontrer en vous. Une France enracinée dans toute son histoire, une France non sélective, laïque si vous voulez, mais assez intelligente pour ne pas se laisser arracher son « âme », transformant la raison pure en raison sèche. « Tout homme est une histoire sacrée », chante Patrice de la Tour du Pin. C’est ce sens de l’homme comme fabrication artisanale que nous voyons se déliter et disparaître en Europe, sous la pensée de gros qui se substitue à la politique de détail chère au PS, la politique taillée sur mesure, au service « de tout homme et de tout l’homme ».