IMLebanon

Cultures intensives

 

 

 

Voyez Einstein et son célèbre violon, on peut parfaitement être tout à la fois scientifique et artiste. Président et saxophoniste, comme Bill Clinton. Ou mieux encore, ophtalmologue, président et providentiel sauveteur de la culture. C’est ce que démontre en ce moment Bachar el-Assad en arrachant de haute lutte, à l’État islamique, la fabuleuse cité de Palmyre. L’exploit a eu droit à un salut enthousiaste de la directrice générale de l’Unesco Irina Bokova. Pour le coup, d’aucuns verront sans doute dans le raïs syrien une fois parvenu à la retraite un candidat à la succession de la dame Bokova plus méritant que le Libanais Ghassan Salamé. Et, qui sait, peut-être faudra-t-il songer à remercier les vandales de Daech pour avoir épargné à cet inestimable site archéologique le triste sort du musée de Mossoul.

 

Comme tant de pays plongés dans la tourmente, la Syrie a connu une culture de guerre, et c’est précisément sur ce terrain que les tortionnaires du régime ont donné toute la mesure de leurs effroyables talents. Innombrables sont les artistes syriens qui ont été contraints à l’exil. Tous ne s’en sont pas tirés avec un départ précipité pour Paris, Londres, Beyrouth, Amman ou quelque capitale du Golfe. Entre autres agressions, le caricaturiste Ali Farzat, coupable de dessins irrévérencieux, s’est vu impitoyablement priver de ses instruments de travail : les doigts de ses deux mains broyés avec, en prime, de multiples fractures du bras. Ibrahim Qachouch a eu moins de chance : celui qu’on appelait le rossignol de la contestation, sapeur-pompier de profession, s’était illustré en composant et chantant des refrains qui enflammaient les manifestants, dont le fameux Allez, dégage, Bachar. On ne s’est pas contenté de trancher la gorge de l’insolent : on lui a arraché les cordes vocales, les symboles étant, comme tout le monde sait, de très explicites vecteurs culturels…

 

Il est tout aussi clair que loin de toute préoccupation pseudoculturelle, c’est surtout au plan stratégique – à savoir l’extension de la Syrie dite utile – que s’imposait l’élimination du verrou de Palmyre : objectif quasiment atteint à quelques semaines de la reprise des pourparlers de Genève et qui coïncide avec les substantielles pertes de territoire qu’essuie le califat d’Abou Bakr al-Baghdadi en Irak. Le paradoxe veut cependant que plus ce dernier perd en termes d’étendues désertiques et plus s’intensifie, en Europe plus particulièrement, sa frénésie terroriste. Nombre de gouvernements occidentaux ont naïvement cru trancher le dilemme en accordant à la lutte contre Daech une priorité qui laissait la part belle à Assad ou qui, du moins, lui accordait un sursis inespéré.

 

En réalité, on ne fait ainsi qu’octroyer de beaux jours (et même de belles années) à l’un et à l’autre. On permet à l’arbre de cacher la forêt, à l’effet d’occulter la cause. On s’épuise, sans trop de succès, à endiguer le flot de suicidaires assassins de masse; et dans le même temps, on laisse fonctionner à pleins tubes cette gigantesque fabrique de terroristes qu’est un régime non moins assassin.