Beaucoup ont cru que le Liban était facile à avaler, mais ils ne savaient pas alors qu’il était très difficile à digérer.
Bachir Gemayel, septembre 1982.
Il y a deux raisons pour lesquelles le jugement asséné par la Cour de justice ce 20 octobre 2017 à l’encontre des assassins du président élu Bachir Gemayel constitue, déjà, un tournant dans la vie du Liban; un point d’inflexion dans l’évolution dégénérative de nos mentalités sclérosées, notamment par des décennies de cancers politiques. La première concerne l’objet en lui-même, le verdict : pour la toute première fois dans l’histoire contemporaine de ce pays, un processus métastasant et fondamentalement milicien est interrompu : l’impunité. La deuxième touche au sujet, dans toutes ses dimensions, et dans tous ses symboles : Bachir Gemayel.
L’homme-loup. L’homme-providence. Une partie des Libanais ne voit toujours en lui que l’incarnation du factieux, du séditieux ; que le pistolero, sanguinaire tueur. Que le clivant. Ces Libanais savent pourtant, histoire(s) à l’appui, que jamais dans la chronologie de leur pays, il n’y a eu pareil visionnaire. Un visionnaire, ou un voyant, peu importe, que les quelques jours entre son élection et son assassinat, il y a 36 ans, ont littéralement transmuté. Ces Libanais se souviennent, ou peuvent lire n’importe où, qu’à peine élu, Bachir Gemayel a diagnostiqué les symptômes, énoncé les maladies et proposé les traitements. Un : Je tends la main à tous les Libanais pour que nous coopérions tous ensemble, sincèrement et amicalement, d’une manière responsable, parce que nul ne saurait nous sauver si nous restons désunis (de Washington à Moscou, en passant par New York, Paris, Riyad ou Téhéran, tout le monde peut apprécier…). Deux : Je souhaite pouvoir dire bientôt que cette guerre est terminée, mais je ne parlerai pas de mesures avant que les Libanais ne soient qu’un (…) La réunification de la Montagne est un prélude à l’unité de tout le Liban (c’était le 6 septembre 1982 ; 19 ans plus tard, Nasrallah Sfeir et Walid Joumblatt l’ont fait, et depuis, le Liban attend – le bon plaisir du Hezbollah, surtout…). Trois : Nous entamerons prochainement l’étape de la paix avec les réformes nécessaires sur tous les plans : administratif, politique et social ; l’administration sera réformée et épurée (36 ans plus tard, elle est plus éléphantesque que jamais et plus dangereuse que jamais, réceptacle insensé de tous les népotismes possibles et imaginables). Quatre : Il faut redonner à l’armée son prestige, sa dignité et sa force, et nul ne pourra nous aider si nous ne permettons pas à la troupe de jouer son rôle. Et son corollaire direct : Nous refusons l’idée d’un État dans l’État, mais nous n’avons jamais eu l’intention de jeter les Palestiniens à la mer (le commandement en chef de l’armée, le Hezb et les réfugiés palestiniens, mais aussi syriens, devraient inscrire ces phrases sur leurs murs…).
Seul l’homme qui empruntera sans la moindre ambiguïté ces quatre chemins tracés par Bachir Gemayel pourra sauver le Liban, indépendamment de toutes les conjonctures locales et régionales. Cela fait bientôt quatre décennies que ce pays dispose d’une feuille de route nécessaire et suffisante, d’une road map Bachir Gemayel à laquelle, entre autres, l’accord de Taëf doit beaucoup. Quatre décennies sans que rien ne soit véritablement appliqué, sans qu’aucun des éléments de refondation qu’il avait vus et définis ne soit réellement envisagé, travaillé, mené à bout. Testé. Quatre décennies pendant lesquelles les très rares tentatives de réforme ont été immédiatement suivies d’une intraveineuse de pilules du lendemain. La pérennisation et la gigantisation de la seule milice encore présente sur le territoire libanais, le Hezbollah, est une des causes principales, naturellement, de cette impossibilité chronique et patente, mais pas la seule : encore et toujours, nous, Libanais, et nos mentalités malades assumons une énorme part de responsabilités.
Voilà pourquoi il serait fort judicieux, déjà, que les héritiers de René Moawad, Kamal Joumblatt, cheikh Hassan Khaled, Rachid Karamé, Nazem Kadri, de l’imam Moussa Sadr et de Dany Chamoun profitent de cette jurisprudence du 20 octobre 2017 pour, eux aussi, s’attaquer ensemble à la racine de (presque) tous nos maux : l’impunité et l’amnésie. Voilà pourquoi il est temps, aussi, que le Tribunal spécial pour le Liban avance à grands pas et inscrive son œuvre au blanc dans les (futurs) livres d’histoire de nos générations à venir. Bien sûr, cela ne réglera pas tout, loin de là ; bien sûr, la dynastie Assad ne risque pas, pour l’instant, d’être inquiétée, mais ces étapes-là sont indispensables à la reconstruction de ce pays-message(s).
Quant au président Aoun, il devrait continuer sur sa lancée et aider jusqu’au bout, quelles que soient ses raisons : son mandat aurait ainsi bien plus de panache et de gueule, et peut-être que les Libanais s’en souviendront, plutôt que de le résumer, par exemple, à l’Anschluss par le CPL de la fonction publique.