Il a fallu la conférence de presse conjointe donnée il y a trois jours au Pentagone par le secrétaire à la Défense Chuck Hagel et le chef d’état-major des armées, le général Martin Dempsey, pour que les Américains reconnaissent ouvertement et officiellement le danger que représente l’État islamique pour la région et même pour le monde. Même si certaines personnalités politiques libanaises continuent d’affirmer qu’il ne faut pas amplifier la menace « daechiste » et qu’il s’agit d’un « phénomène éphémère », les chancelleries du monde entier ainsi que les services de renseignements consacrent une grande partie de leur activité à l’analyser et à le décortiquer. Des rapports diplomatiques parvenus aux autorités libanaises révèlent ainsi que même avant l’horrible décapitation du journaliste James Foley, les États-Unis ont commencé à s’intéresser de près à ce phénomène. Les autorités américaines considèrent ainsi que ce groupe est désormais plus menaçant que ne l’était el-Qaëda lors de son apogée dans le monde islamique. Le président de la commission du Renseignement au Congrès américain Mike Rogers a déclaré récemment que l’EI est désormais plus important qu’el-Qaëda. Selon lui, cette organisation contrôle une superficie grande comme l’État de l’Indiana. Elle dispose de tanks, d’hélicoptères et d’armes lourdes pris à l’armée irakienne dans la province de Ninive, mais de plus, elle gagne un million de dollars par jour grâce à la vente du pétrole volé à l’État irakien. Ce pétrole, qui ne devrait pas en principe trouver d’acheteurs, est acheminé par la Turquie vers différentes destinations, notamment Israël. Mais cela n’empêche pas l’EI de continuer à avoir pour objectif son propre accès à la mer soit via le nord du Liban, soit via Aqaba en Jordanie.
En effet, toujours selon les rapports diplomatiques occidentaux, après sa victoire spectaculaire en Irak, l’EI a le vent en poupe et se comporte comme un véritable État en se dotant d’une structure officielle, tout en laissant les frontières ouvertes. El-Qaëda ne s’était jamais dotée de telles structures, préférant rester une nébuleuse, volatile et insaisissable. Mais à cause de ses structures et du fait qu’il a l’espace, l’argent et les armes, l’EI est en train de recruter un nombre impressionnant d’effectifs dans le monde entier. Toujours selon Mike Rogers, pour le seul mois de juillet, l’État islamique a recruté 6 300 nouveaux combattants en Syrie, dont mille seraient des combattants étrangers. Selon les estimations, l’EI aurait ainsi plus de 15 000 combattants en Syrie seulement, mais son influence serait en train de s’étendre dans le monde.
Les rapports diplomatiques précisent ainsi que depuis la proclamation par Abou Bakr al-Baghdadi du califat islamique, cet État aurait obtenu l’allégeance de milliers d’adhérents en Indonésie par exemple, notamment dans les seize provinces du pays. Un homme qui se fait appeler Abou Jundallah et qui est le chef du mouvement islamiste à Aceh (dans la partie ouest du pays) a proclamé son allégeance au nouveau calife Ibrahim. Même phénomène en Malaisie où les autorités ont arrêté au cours des derniers jours 19 personnes suspectées d’être membres de l’EI. Ces personnes avaient, selon les autorités malaisiennes, planifié des attaques contre des bâtiments officiels et des night-clubs à Kuala Lumpur. À l’est de Java, des armes et des drapeaux de l’État islamique ont aussi été saisis.
Le phénomène s’est aussi propagé aux Phlippines, où les islamistes d’Abou Sayyaf ainsi que le groupe Bangsamoro (Bangsamoro Islamic Freedom Fighters Biff) ont déclaré leur allégeance au califat. L’Europe non plus n’est pas épargnée puisque des groupes jihadistes espagnols ont exprimé leur volonté de ramener le royaume à l’époque de l’occupation islamique. En juin dernier, une photo du drapeau de l’État islamique sur le palais médiéval d’Aljaferia a circulé sur Twitter. L’Espagne et le Maroc ont arrêté au cours des derniers jours 9 personnes suspectées de recruter des membres pour l’État islamique, selon une déclaration du ministre de l’Intérieur espagnol.
La Jordanie est aussi dans le collimateur des islamistes avec la naissance d’un groupe qui se fait appeler « Les fils de l’appel au tawhid et au jihad » et qui a prêté allégeance au calife Ibrahim (alias Baghdadi). Ce groupe compterait 6 000 membres et pourrait constituer la branche de l’EI en Jordanie le moment venu. Les rapports diplomatiques ne cachent pas leur inquiétude de voir la Jordanie devenir la prochaine cible de l’EI, d’autant que dans la province de Zarqa, un groupe a ouvertement prêté allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi.
Mais le plus grave, toujours selon les rapports diplomatiques, c’est la dernière déclaration du gouverneur du Texas et ancien candidat à la présidentielle américaine Rick Perry qui a tiré la sonnette d’alarme contre une éventuelle infiltration de combattants de l’islam aux États-Unis par la frontière mexicaine. Devant la Heritage Foundation à Washington, Perry a affirmé qu’une action rapide doit être entreprise pour bloquer la frontière avec le Mexique devant ces combattants, d’autant que, selon lui, cette frontière n’est pas bien contrôlée à cause de la prolifération des réseaux de contrebande et de passeurs. Pour Perry, il faut aussi combattre l’EI sur son propre terrain, c’est-à-dire en Irak. D’autres voix américaines commencent à se faire entendre pour réclamer aussi des frappes contre l’EI en Syrie car, selon ces voix, il ne servirait à rien de les frapper en Irak tout en les laissant libres d’agir en Syrie, puisqu’ils recommenceraient ainsi à s’étendre là où cela leur sera possible. Les États-Unis sont d’autant plus inquiets que l’EI aurait promis d’exécuter prochainement un autre journaliste américain, Steven Joel Sotloff, alors qu’il pourrait aussi avoir d’autres otages occidentaux. C’est dans ce sens qu’aujourd’hui, les efforts régionaux et internationaux sont centrés sur les moyens de combattre ce phénomène. Au Liban, de plus en plus de personnalités sont convaincues que la formation d’un large front pour combattre l’EI pourrait être le titre de la prochaine étape. Mais ni les moyens ni les membres de ce front ne sont encore clairement définis.