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Dé-chiffrage

Dans les milieux aounistes, on estime grosso modo que la présidence de la République devrait échoir naturellement à l’homme politique maronite le plus fort ou le plus représentatif des chrétiens de ce pays, caractéristiques que l’on attribue, dans ces milieux, au chef du CPL, le général Michel Aoun.

Cette vision des choses revient en boucle depuis des semaines, presque sans variations, dans les déclarations et prises de position de responsables aounistes. Dernier en date à s’être exprimé sur le sujet, le député de Baabda Alain Aoun a suggéré au leader des Forces libanaises, Samir Geagea, de se retirer de la course à la présidence au profit du général Michel Aoun, ce dernier étant, selon lui, « le premier des chrétiens ».

Ces propos, qui peuvent revêtir un caractère logique, acceptable, voire souhaitable auprès d’une frange non négligeable de l’opinion, appellent cependant deux observations majeures, la première touchant au volet institutionnel de la question, l’autre à son aspect politico-arithmétique.

Depuis la fin de la guerre civile au Liban, et en particulier depuis 2005, le système politique libanais est tiré – parfois de force – vers une forme de plus en plus rigide de fédération de communautés, ou plutôt de sectes, qui dénature en fait le vrai visage de ce système en exagérant à dessein la dose confessionnelle qui lui avait été injectée par les pères de la Constitution de 1926 et du pacte national de 1943.

Il est intéressant de noter à cet égard que les acteurs les plus assidus et les plus constants de cette « re-confessionnalisation » à l’extrême, le Hezbollah et le mouvement Amal, toujours prompts à verrouiller de manière hermétique et par tous les moyens la représentation chiite, sont ceux-là mêmes qui s’efforcent sans rire depuis des lustres de vendre à leurs compatriotes l’idée qu’ils sont les hérauts de l’abolition du confessionnalisme politique.

Mais les autres communautés ne sont pas en reste sur ce plan, tant il est vrai que le verrouillage opéré par les uns se traduit inéluctablement par une contagion généralisée. L’année dernière, celle-ci frappait de plein fouet toutes les grandes formations chrétiennes, tant du 8 que du 14 Mars, lorsque ces dernières jugèrent opportun de promouvoir le projet de loi électorale dit « grec-orthodoxe », un texte qui représente l’apogée de ce fédéralisme sectaire parfaitement étranger à l’esprit de la Constitution, du pacte et du système politique libanais.

Savoir si une telle dérive résulte de l’ambiguïté réelle du système ou bien d’une entreprise délibérée d’afghanisation du Liban ou encore des deux à la fois n’a finalement pas tellement d’importance, puisque dans tous les cas on aboutit au même résultat, c’est-à-dire à l’officialisation du partage du pouvoir entre trois ou quatre zaïms considérés comme les « premiers » dans leurs communautés ou sectes respectives.

Disons les choses telles qu’elles sont : le système politique libanais donne à chacune des communautés concernées, et dans une mesure qui n’est pas clairement précisée, un droit à la parole pour ce qui est du pourvoi à la présidence de la République, à la présidence de la Chambre et à la présidence du Conseil des ministres.

De là à prétendre que cette disposition signifie qu’il faut, aujourd’hui, attribuer obligatoirement la première à Michel Aoun ou Samir Geagea, la deuxième à Hassan Nasrallah ou Nabih Berry, et la troisième à Saad Hariri, ou même à des espèces de suppléants que ces chefs choisiraient, il y a un monde que nul n’est autorisé à traverser… et que le député Alain Aoun, pour ne citer que lui, traverse pourtant allègrement.

Quant à la deuxième observation, d’ordre politico-arithmétique, elle est spécifique au CPL et relève d’une vision constante, quasi obsessionnelle, du leadership du général Aoun chez ses partisans. À l’origine de cette vision, il y a un malentendu que le camp aouniste se plaît à ignorer.

Le problème est dû à la base au fait que le contexte politique prévalant au sein de la plupart des communautés ou sectes chrétiennes (à l’exception notoire des Arméniens) est fondamentalement différent de ce qui se passe chez les autres : la monochromie politique est dans une large mesure la règle depuis un certain temps chez les sunnites (le courant du Futur), les chiites (le tandem Hezbollah-Amal), les druzes (le leadership joumblattiste) et les Arméniens (le Tachnag). Cela n’a jamais été le cas chez les chrétiens, où le pluralisme a toujours été une réalité vivante, qu’il revête ou pas les habits de la division.

D’après les résultats des dernières élections législatives, celles de 2009, le vote strictement chrétien s’est réparti à presque exactement 50/50 entre les deux grands camps. Dans un cas, il s’agit de la somme obtenue par la coalition regroupant notamment les FL, les Kataëb, le PNL, le Bloc national et des indépendants ; dans l’autre, par celle formée essentiellement du CPL, du Tachnag, des Marada et du PSNS.
Les deux coalitions sont donc à égalité. Quant à chacune de leurs composantes prises individuellement, il est clair qu’aucune d’elles n’atteint les 50 % de l’électorat chrétien.

Dès lors, comment affirmer, dans le cadre d’un pluralisme aussi parfait, qu’untel est le « premier des chrétiens »? Le député Alain Aoun (mais il n’y a pas que lui) l’affirme, lui. Peut-être se fonde-t-il sur les résultats des législatives précédentes, celles de 2005, lorsque la même coalition regroupée autour du général Aoun avait obtenu un véritable raz-de-marée chez les chrétiens.
Les fluctuations de l’opinion d’une consultation à l’autre, surtout lorsqu’elles sont aussi importantes, sont pourtant prises en compte… en démocratie !