Autres temps, autres mœurs, autres besoins, autres vices et vertus ? Pas si sûr ! Panem et circenses. Du pain et des jeux, c’est ce que proposait déjà le poète Juvénal dans ses Satires à la fin du Ier siècle de notre ère, avec une formule lapidaire mais globale, louant cette astuce multimillénaire et fondamentale de dompter à peu de frais les velléités agressives des populations opprimées.
Pour amadouer le bon petit peuple écrasé par l’impôt, la Rome antique avait inventé les jeux et les combats de gladiateurs dès l’an 264 avant J.-C. ; elle s’assurait ainsi une certaine paix sociale en procurant à la plèbe des loisirs sanguinaires, exutoire, dans l’arène, des colères couvées contre les pouvoirs corrompus. Une catharsis plus que parfaite.
Gagner de nos jours décemment son pain au Liban devient carrément un exploit. Quant aux jeux, nos édiles, en privant leurs administrés de l’ouverture du Mondial, n’ont fait qu’attiser une grogne déjà mal contenue contre leurs turpitudes.
Comment expliquer un tel faux pas, sachant que le coût des droits de libre diffusion à la télévision n’excède pas en millions les cinq doigts d’une seule main? Où va donc l’argent du contribuable chaque jour privé de ses droits sociaux les plus élémentaires ?
C’est l’inénarrable Wi’am Wahhab qui a déjà donné en partie la réponse. Vraie, évidente et d’une telle énormité que la justice, pourtant prompte à poursuivre les scélérats de petite envergure, n’a pas bronché pour demander des explications au zélé délateur, à défaut de poursuivre les prétendus coupables.
Sur le plateau de notre confrère Marcel Ghanem, faussement ébahi, l’ancien ministre – étayant les dires publics et privés de plusieurs dirigeants qui l’ont précédé dans cette voie – a accusé nommément un de ses éminents collègues toujours en place, de toucher des commissions en centaines de millions de dollars sur un contrat d’armement au bénéfice de l’armée libanaise. Avec, a-t-il ajouté, la complicité de hauts gradés bien connus, selon lui, par le commandement.
Non content de son effet sur les téléspectateurs, il a montré du doigt plusieurs autres ministres (il n’en a nommé qu’un seul) du cabinet actuel, qui bavent déjà, dit-il, en se chamaillant pour se répartir à l’avance une partie des 660 milliards USD des premières recettes hypothétiques du pétrole libanais qui gît toujours sous les eaux.
Et d’évoquer en passant le cas d’un mohafez, frère d’une grande personnalité, à qui il reproche d’avoir engrangé des millions en délivrant des permis illégaux de stations-services et d’exploitation de carrières, le sommant de démissionner avant que l’Inspection centrale qui connaît bien son dossier n’entame des poursuites contre lui pour le coffrer. Et de rappeler plusieurs autres cas connus de prévarication aidé en cela par des détails précis fournis par le journaliste.
Les ministres et les fonctionnaires ne sont heureusement pas tous des larrons. Il y a toujours un Zadig… On se souvient tous de cet ex-ministre de la Culture – par ailleurs bienfaiteur bien connu des nécessiteux – qui déboursait des millions de sa propre poche pour entretenir l’administration de son ministère, tant il avait une haute idée de sa mission au service de ses compatriotes et de son pays. Les Libanais, pour le moment, ne demandent pas autant d’abnégation. Juste un président pour coiffer et défendre les institutions.
En attendant, Messieurs de l’État-pirate, envoyez les jeux et le Mondial à la télé, par satellites, câbles ou magouilles de quartier. Aucune importance. Pour que le peuple oublie sa misère, celle qui l’entoure et le manque de pain…
Juste pour un temps, bien sûr !