La montagne a véritablement accouché d’une souris. Au terme de milliers d’heures de discussions et d’une législature prorogée à deux reprises, la mouture finalement adoptée du projet de loi électorale n’a, en dépit des apparences (et de la complexité arithmétique du mode de scrutin), absolument rien de révolutionnaire. C’est surtout le cas pour le découpage retenu, qui brille grosso modo par un manque d’originalité et aussi par un retour à la vieille tradition étriquée et frileuse du « chacun-chez-soi », entendre sur le plan confessionnel.
Le problème majeur est que ce retour est présenté par d’aucuns comme le fruit d’un rééquilibrage nécessaire en faveur des chrétiens, et l’on entend, ici et là, des cris de victoire à ce sujet, tout à fait comparables, d’ailleurs, aux réjouissances qui avaient suivi (chez les mêmes, à peu près) la remise en selle, en 2008 à Doha, de la loi dite de 1960…
En réalité, si l’on peut parler d’un (léger) réajustement en ce qui a trait à la place des chrétiens dans l’équation politique libanaise, il tient essentiellement à ce qui a été accompli depuis 2005, et, dernièrement, à l’entente conclue entre les deux principales formations chrétiennes, les Forces libanaises et le Courant patriotique libre ; beaucoup moins à la loi électorale, au découpage des circonscriptions, et, plus généralement, à la démographie communautaire.
Car si l’espèce d’alliance FL-CPL qui domine aujourd’hui la scène chrétienne existait au moment des législatives de 2009, conduites sous le régime de la loi de 1960, elle eut permis à davantage de députés de devoir leur élection à un électorat chrétien. Mais le 50/50 qui prévalait à l’époque sur la scène chrétienne (contrairement aux quasi-monopoles dans chacune des communautés musulmanes) affaiblissait le poids du vote chrétien : rien que 2 000 voix sunnites, chiites ou druzes peuvent, en effet, faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre lorsque 100 000 voix chrétiennes sont partagées au milieu entre deux camps en présence. Et c’était précisément le cas dans de nombreuses circonscriptions à majorité chrétienne.
Le nouveau découpage ne modifie donc pas globalement la donne. L’objectif derrière est clairement de reproduire les équilibres politiques du pays tels qu’ils sont actuellement, moyennant quelques aménagements cosmétiques ici ou là pour donner le change à propos d’une amélioration de la représentation chrétienne. C’est, par exemple, le sens du « cadeau » (le siège de Nabil de Freige) offert par Saad Hariri aux partis chrétiens dans Beyrouth I, une circonscription qui retrouve ses limites historiques de la loi de 1960 « première manière », tragiquement assimilables à ce qu’on appelait durant la guerre le Beyrouth-Est faisant face – dans tous les sens du terme – au Beyrouth-Ouest.
Mais l’adjonction du quartier de Medawar à Beyrouth I ne fera que replacer le Tachnag au centre du jeu électoral dans cette circonscription de huit sièges. Ne disait-on pas, avant-guerre, que c’était une terre grecque-orthodoxe, sur laquelle s’exerçait un leadership maronite avec des voix arméniennes et de l’argent grec-catholique ?
L’autre circonscription beyrouthine, dotée de 11 sièges, sera naturellement le fief du courant du Futur. Les possibilités de percée de la part de formations rivales sont bien sûr réelles, sous l’effet de la proportionnelle, ou plutôt du semblant de proportionnelle, notamment en ce qui concerne les deux sièges chiites. Mais l’ampleur de cette percée ne peut être que minime, et surtout, rien ne permet de dire, à ce stade, qu’elle permettrait à des formations nouvelles de faire leur entrée au Parlement.
On aurait pu, sans nuire à la représentation chrétienne, adjoindre les quartiers de Bachoura et de Marfa’ (Port), qui formaient auparavant avec Medawar la circonscription de Beyrouth II, à la nouvelle Beyrouth I (avec deux sièges en plus, un sunnite et un chiite). Grosso modo, les voix sunnites et chiites y sont égales, ce qui, en quelque sorte, en neutraliserait les effets sur le vote chrétien, nettement majoritaire dans l’ensemble de la circonscription. Mais il est évident que les intérêts partisans ont empêché cela, d’autant que, le cas échéant, Nouhad Machnouk se serait retrouvé sous la coupe de Samir Geagea…
À l’Est, rien de nouveau
Ailleurs dans le pays, on observe que rien ne change dans le découpage de la Békaa (les trois circonscriptions demeurent les mêmes : 1/Baalbeck-Hermel avec ses 10 sièges acquis au Hezbollah et ses alliés ; 2/Békaa-Ouest-Rachaya, terre de suprématie haririenne relative ; et 3/Zahlé, traditionnellement théâtre de batailles homériques entre maisons grecques-catholiques et/ou partis à direction maronite, le tout étant arbitré par un électorat sunnite consistant bien que minoritaire.
Rien ne change aussi dans le Akkar (7 sièges), autre fief haririen, ainsi qu’au Metn (8 sièges) et à Baabda (6 sièges). Ces deux derniers cazas auraient pu théoriquement être adjoints pour former la plus grande circonscription du pays (14 sièges), mais cela aurait conduit – une fois n’est pas coutume – à noyer littéralement les voix chiites de la banlieue sud dans un océan chrétien allant de Kfarchima à Baskinta et de Dbayé à Hammana. On voit mal le Hezbollah agréer un tel scénario qui réduirait son influence alors même qu’avec le statu quo, il continuera à peser sur l’élection des six députés (dont trois chrétiens) de Baabda.
Pour le reste, c’est donc la circonscription de Aley-Chouf qui devient la plus grande du pays (13 sièges), ce qui n’est pas pour déplaire au maître des lieux, Walid Joumblatt, en dépit de ses critiques feutrées à l’égard du nouveau système électoral.
Toujours au Mont-Liban, les cazas du Kesrouan et de Jbeil se retrouvent pour reformer une unité (de 8 sièges) où les voix chiites continueront à être déterminantes dans le second, tandis que, dans le premier, la politique à la kesrouanaise, plus familiale que partisane, aura encore de beaux jours devant elle.
Une arène « sanglante » au Nord
Au Liban-Nord, Tripoli se voit adjoindre Minié-Denniyé (11 sièges au total), ce qui devrait aider à renforcer le poids des haririens. Mais la circonscription risque d’être le théâtre d’une bataille féroce, préfigurée par les municipales de l’année dernière dans le chef-lieu du Nord, qui avaient vu Achraf Rifi réussir son pied-de-nez face aux leaders de la ville coalisés.
Cependant, la plus « sanglante » des circonscriptions sera incontestablement le nouveau monstre formé des quatre cazas chrétiens du Nord : Zghorta, Bécharré, Koura et Batroun. Dix sièges que se disputeront âprement trois des principaux leaders maronites du pays, Samir Geagea, Gebran Bassil et Sleiman Frangié, sans compter d’autres poids lourds locaux à la Boutros Harb. Les tentatives du chef du CPL d’obtenir le transfert à Batroun du siège maronite de Tripoli ayant échoué, il n’est toujours pas assuré, lui, d’être élu dans son fief, si M. Harb réussit à coaliser autour de sa personne toutes les forces chrétiennes mécontentes.
Reste le Liban-Sud. Depuis la fin de la guerre, cette région constitue, sur le plan des élections législatives, une sorte de glacis résumé par un vocable en trois lettres : RAS. Proportionnelle ou pas, s’y présenter au scrutin hors des listes agréées par les autorités de facto locales est en soi une gageure. Dans le nouveau découpage, deux des trois circonscriptions aménagées répondent toujours à la même définition : Tyr-Zahrani (7 sièges) et Nabatiyé-Bint Jbeil-Marjeyoun-Hasbaya (11 sièges), fiefs intouchables du tandem chiite. En revanche, la troisième (ville de Saïda/Jezzine) est le fruit d’une entourloupe imposée par les nécessités du sur-mesure et, dans le même temps, un résultat de la collaboration entre le Futur et le CPL. Détachée (déjà par la loi de 1960) du secteur de Zahrani avec lequel elle forme un caza unique, la ville de Saïda est adjointe au caza de Jezzine pour former la seule circonscription sans continuité géographique du pays, les villages à l’est de la ville faisant partie, eux, de la circonscription de Tyr-Zahrani. Les raisons derrière ce choix sont évidentes : il s’agissait de soustraire les sièges de Fouad Siniora et de Bahia Hariri au rouleau compresseur chiite.
De fait, le sur-mesure prime partout, et si, dans la plupart des cas, il ne s’agit pas nécessairement d’un sur-mesure à caractère individuel, tout est là, en revanche, pour verrouiller le système au profit des cinq ou six formations qui codirigent le pays.