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Déranger les pierres

 

 

Qu’est-ce qu’il (nous) reste quand tout s’embourbe, se dilue et dégénère ; quand, après la disparition d’un noumène fondamental : la nation, et pendant que finit d’agoniser l’État, c’est le concept même de pays, en l’occurrence le Liban, qui implose ; quand les institutions étatiques sont soit stérilisées, soit réduites, pratiquement, au rang de simples (faux-)témoins ; qu’est-ce qu’il (nous) reste quand le et la politique, dans toute la noblesse des termes, se sont fait dynamiter; quand les rumeurs d’un nouvel Anschluss de Beyrouth par le Hezbollah (re)commencent à circuler ; quand le 8 Mars ne fait que bloquer et le 14 Mars que pleurnicher ; qu’est-ce qu’il (nous) reste quand la Cité n’est plus gérée, développée, bonifiée, mais juste regardée ; quand l’air, la terre et l’eau se retrouvent métastasés par les ordures et les déchets ; quand l’immense majorité des citoyens en arrive à avoir honte de son passeport et de son drapeau même ; qu’est-ce qu’il (nous) reste quand, décidément et définitivement maudits par la géographie et l’histoire, on se retrouve obligés à cohabiter, en les aidant ou en les haïssant, avec près de deux millions de réfugiés syriens et palestiniens ; quand un Vladimir Poutine, grimé en un Ivan le Terrible de pacotille, s’amuse, juste par-delà la frontière, à mener la même guerre, ou presque, qu’un Abou Bakr el-Baghdadi; quand les Iraniens ne savent plus où donner du missile pour monétiser l’accord sur le nucléaire, et les Occidentaux et les Arabes rivalisent d’amateurisme, de tergiversations et d’incompétence ; qu’est-ce qu’il (nous) reste quand les touristes regardent ailleurs ; quand la communauté internationale regarde ailleurs ; quand nous Libanais sommes plus que jamais convaincus que l’herbe est férocement, forcément, plus verte ailleurs ?
Il (nous) reste le beau. Et le bon.
Je veux que ce musée ait une vraie vocation publique, qu’il soit un lieu non seulement ouvert gratuitement à tous, mais qui d’une certaine manière appartient à tous. Dans un entretien à L’Orient-Le Jour à trois jours de l’inauguration du musée Sursock 2.0, Tarek Mitri dit tout. Franco ou entre les lignes. Que dans les impasses politiciennes locales, ammoniaquées et abortives, comme face aux obscurantismes et aux dictatures des milices et des mercenaires en tout genre, au Liban et dans la région, il y a toujours une lumière sous un porche reculé, toujours une fleur qui éclot sur un tas de fumier, toujours un espoir. Que même si les tsunamis sont meurtriers, bêtes et méchants, il y a toujours, quelque part, il suffit de (vouloir) les voir, une bouée, un promontoire, un radeau.
Bien sûr, le musée Sursock, comme tous les autres musées, comme les festivals, comme les théâtres, les salles de concert ou les cinémas, comme les librairies, comme la gastronomie ou comme un défilé de mode, ne ramènera ni président de la République, ni classe politique propre et capable, ni eau, ni électricité, ni gestion des déchets, ne paiera ni l’école, ni le médecin, ni les factures, ne réglera aucun problème, ne guérira aucune pandémie.
Sauf qu’en cette heure et en ce lieu, voilà le seul moyen de respirer. De satisfaire des rétines, des tympans, des papilles. C’est-à-dire de résister.