Que s’est-il passé hier pour que la grille des salaires dans le secteur public soit renvoyée en commission, en dépit de l’accord qui avait été conclu au cours des derniers jours au sujet des recettes censées la financer ? Que s’est-il passé pour que la scène politique bouge de nouveau subitement, avec le Hezbollah à Clemenceau, suivi un peu plus tard de Fouad Siniora ?
La journée d’hier a été pratiquement celle des rebondissements qui ont en commun un point positif : ils ont laissé transparaître une certaine détente qui s’est manifestée par des rapprochements politiques, annonciateurs d’un possible règlement de dossiers épineux.
Place de l’Étoile, d’abord, où le Parlement, censé élire en priorité un chef de l’État, a pu se réunir sur base dudit principe de « l’état de nécessité législative », après cinq mois de paralysie, pour approuver la nouvelle échelle des salaires dans le public. Contre toute attente, le président de la Chambre, Nabih Berry, a annoncé le renvoi du texte de loi en commission, en arguant d’un désaccord qui persiste sur certains points. Pourtant, c’est presque aux cris d’alléluias que la réunion avait été annoncée après que Nabih Berry, représentant le 8 Mars, et le chef du bloc parlementaire du Futur, Fouad Siniora, représentant le 14 Mars, se sont entendus au cours des derniers jours sur les sources de financement de la grille, qui devrait coûter à l’État la bagatelle de 1 950 milliards de livres.
Trois explications sont données à ce revirement de dernière minute, qui a surpris les députés eux-mêmes. La première est l’élargissement de l’éventail des détracteurs du projet de loi. En plus des Kataëb, qui estiment que la priorité doit être accordée à l’élection d’un président, du bloc aouniste, hostile à une augmentation de 1 % de la TVA, et du bloc Joumblatt, qui pense que les recettes assurées ne permettent pas de financer la nouvelle grille des salaires, le Hezbollah – qui, mardi, n’avait toujours pas déterminé sa position par rapport à la nouvelle grille des salaires – a fini par exprimer des réserves sur les chiffres qu’elle comporte, allant ainsi dans le sens du bloc Joumblatt : les recettes escomptées couvrent à peine les dépenses qui seraient engagées sur base de la nouvelle loi. Ceci a donné au président de la Chambre la possibilité de renvoyer le texte théoriquement en commission, mais pratiquement aux calendes grecques.
La deuxième raison est que Nabih Berry a déjà fait savoir aux syndicats qu’il refuse de légiférer sous la pression de la rue et avait ainsi vu d’un mauvais œil le sit-in de protestations que ces derniers avaient organisé hier matin, place Riad el-Solh. Mais c’est la troisième explication qui reste la plus importante. Elle se rapporte aux revendications des militaires qui, au même titre que les enseignants du privé, se sont considérés lésés par la nouvelle législation, laquelle, en les excluant des majorations promises, génère un déséquilibre au niveau de leurs salaires comparés à ceux des fonctionnaires de la catégorie correspondante.
Deux obstacles et un prétexte
Il n’en fallait pas davantage à Nabih Berry pour renvoyer le texte. Les doléances des militaires auraient été pour le président de la Chambre le prétexte qu’il espérait pour se débarrasser de cette boule de feu qu’il tenait dans les mains. Un prétexte bienvenu d’ailleurs pour toutes les parties politiques qui redoutent les conséquences de la majoration des salaires dans le public et qui ne voudraient pas être responsables d’un éventuel effondrement économique et financier, en dépit de leurs assurances publiques du contraire. Plus encore, Nabih Berry ne voudrait pas que cet effondrement se produise alors que le ministre des Finances fait partie de son bloc.
Si la Chambre a franchement déçu les fonctionnaires, elle a au moins pu leur accorder un lot de consolation. En d’autres termes, elle a pu, au nom de ce concept qu’est « l’état de nécessité législative », leur garantir leurs salaires jusqu’à la fin de l’année. Il faut dire qu’elle a surtout réussi, à travers cette manœuvre, à contourner le dernier obstacle devant la reprise des réunions parlementaires. Ces obstacles étaient au nombre de deux : légiférer sans avoir à élire en premier un président de la République, comme le prévoit la Constitution, et légiférer sans approuver, avant toute autre chose, l’échelle des salaires, comme promis aux fonctionnaires. L’un a été réglé à travers l’application du concept contesté de « l’état de nécessité législative » et l’autre par le renvoi du texte de loi en commissions pour complément d’études.
La Chambre aura ainsi tout le loisir de se réunir à nouveau pour approuver le lancement d’eurobonds et pour amender les délais constitutionnels en prévision des législatives, cette étape étant fondamentale si jamais les élections parlementaires sont organisées, de peur que leurs résultats ne soient invalidés pour cause de non-conformité aux délais. Dans l’état actuel des choses, cette étape revêt un caractère strictement procédural, une prolongation du mandat parlementaire étant pratiquement acquise, pour les motifs qu’on connaît.
Cette question a été soulevée en fin d’après-midi au cours de l’entretien que le chef du PSP, Walid Joumblatt, a eu à Clemenceau, avec une délégation du Hezbollah, conduite par M. Mohammad Raad, puis avec Fouad Siniora. « Un entretien excellent », ont assuré MM. Joumblatt et Raad, dont la mine, franchement détendue, confirmait les dires. Ils n’ont pas voulu donner cependant davantage de détails sur les thèmes qu’ils ont abordés. Mais de sources informées, on indique que les discussions ont porté sur la rallonge du mandat parlementaire, ainsi que sur le dossier des militaires et des agents des FSI pris en otage par les jihadistes d’al-Nosra et de l’État islamique, qui sera aujourd’hui au menu du Conseil des ministres.
Des concertations s’imposaient sur le sujet à la veille de cette réunion, pour favoriser les chances d’un dénouement heureux du dossier. Walid Joumblatt tout comme le Hezbollah sont favorables à un échange de prisonniers, contrairement au général Michel Aoun, qui préfère le principe des négociations avec les ravisseurs et à qui le chef du PSP avait adressé la veille, rappelle-t-on, une lettre qui lui avait été remise en mains propres par le ministre Akram Chehayeb. Dans cette lettre, croient savoir ces sources, M. Joumblatt expliquerait l’importance d’une position unique adoptée sur le sujet en Conseil des ministres, au moment où des signes positifs sont donnés par les ravisseurs. Ces derniers auraient, selon des ulémas syriens, promis de ne plus liquider des otages.
Parmi eux, deux sont druzes et une des craintes du chef du PSP est qu’ils ne soient exécutés, ce qui déchaînera immanquablement la rue druze qui risque de s’en prendre aux réfugiés syriens, selon les mêmes sources, qui relèvent plusieurs signes positifs donnés par les ravisseurs, dont l’un s’est traduit par la libération, dans la nuit de mardi à mercredi, de Kamal Hojeiri, le sous-officier des SR de l’armée, enlevé deux semaines plus tôt dans sa ferme à Ersal. Les deux soldats druzes pourraient être libérés avant la fête de l’Adha, indique-t-on de mêmes sources, à la faveur de la médiation engagée par les émissaires qataris. Un conflit en Conseil des ministres sur la gestion de ce dossier risque ainsi de compromettre leur libération.
Pour ce qui est de la rallonge du mandat parlementaire, on en est toujours à discuter de la durée. M. Joumblatt est en faveur de la proposition Fattouche, soit deux ans et demi, quitte à ce que le Parlement présente sa démission si jamais un chef de l’État est élu, pour permettre l’organisation des législatives. Mais les tractations à ce sujet se poursuivent. Selon certaines informations, le chef du courant du Futur, Saad Hariri, pourrait même revenir à Beyrouth, pour y prendre part et participer à la réunion au cours de laquelle la Chambre prorogera son propre mandat.