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Des nombreux dangers de la « minoritarisation » des chrétiens

Deux visions du rôle des chrétiens dans la région sont actuellement mises en exergue, à l’ombre de la tragédie syro-irakienne, et notamment des récents massacres commis par Daech, qui ont suscité le vif émoi de l’ensemble de la planète.

La première vision
La première de ces visions considère que ce sont spécifiquement les chrétiens et, avec eux, les minorités, qui sont visés par Daech, surtout après l’exode massif des habitants de la plaine de Ninive et de Mossoul, ainsi que les massacres commis à l’encontre des yazidis.
Les tenants de cette vision estiment qu’il faut, par conséquent, identifier spécifiquement un problème chrétien, dans le cadre du problème plus vaste des minorités, qui seraient la victime de choix de l’intégrisme sunnite.
Or cette vision est grevée de plusieurs problèmes et débouche sur un paradoxe majeur.

Dans les faits
D’abord, au niveau des faits, ce ne sont pas seulement les minorités, et les chrétiens, qui sont la cible de l’intégrisme sunnite, essentiellement représenté, sous sa forme la plus brute et brutale, par Daech. Les populations syrienne et irakienne dans leur ensemble sont des victimes. Preuve en est : des tribus sunnites hostiles aux terroristes sont annihilées sans aucune pitié par les takfiristes, dont le premier ennemi reste le sunnite qui ne pense pas comme eux, qui n’a pas de place dans leur islam et qui doit donc mourir. En Syrie, les opposants (notamment sunnites) de la société civile les plus hostiles au régime Assad ont été kidnappés ou liquidés par les milices islamistes, notamment Daech, ces dernières années. Désigner les chrétiens spécifiquement, sous le label des « minorités », comme « la » victime propitiatoire de Daech (le dernier communiqué des patriarches orientaux ne parle que des chrétiens et des minorités en énumérant les victimes de l’organisation), c’est déjà s’orienter à grands pas vers un projet politique bien déterminé qui s’appelle l’Alliance des minorités, et qui converge, au final, vers les intérêts de la politique hégémonique de l’Iran dans la région et le maintien au pouvoir du clan Assad à Damas. Cela rejoint d’ailleurs la propagande menée actuellement par le Hezbollah après la montée en puissance de Daech, qui prétend que c’est lui qui protège les chrétiens du Liban, pour se parer d’une légitimité chrétienne et tenter de justifier moralement sa participation, qui répond à des visées politiques régionales, aux crimes contre l’humanité commis en territoire syrien par le régime Assad.
Ensuite, toujours sur le plan des faits, Daech n’est pas un problème sui generis, comme cherche à le présenter certaines analyses. Daech est spécifiquement le fruit de l’avortement de la révolution syrienne par la répression sanglante menée par le régime syrien contre son peuple depuis 2011. Une révolution qui était à ses débuts civile, multicommunautaire et pacifique, et que le régime a poussée par différents moyens à se communautariser, se disperser et se radicaliser, la violence aidant, comme l’explique si bien Jean-Louis Burgat dans le collectif Pas de printemps pour la Syrie (La Découverte, 2013). Encourager la montée de l’extrémisme était en effet le meilleur moyen d’ostraciser l’opposition, de lui ôter toute empathie et toute crédibilité aux yeux de l’opinion publique mondiale, et de la présenter progressivement, aux yeux de l’Occident, comme un monstre extrémiste assoiffé de sang. On comprend mieux, dans ce contexte, pourquoi le président Bachar el-Assad a amnistié en 2011 les futurs chefs extrémistes, laissant ensuite les événements suivre leur cours et le monstre Daech émerger, avec le financement et l’aide d’une multitude de parties aux agendas pas nécessairement convergents.
Tout comme l’on ne peut pas isoler les victimes chrétiennes des autres victimes sans fausser la donne, ou la réinterpréter selon une grille de lecture intéressée, l’on ne peut pas non plus ignorer le contexte dans lequel Daech s’est constitué. Le faire, c’est accorder, volontairement ou indirectement, un blanc-seing au régime syrien et ses parrains internationaux et régionaux, alors que la répression du régime a déjà fait plusieurs centaines de milliers de morts en Syrie (la « crise syrienne » n’a fait l’objet que de quelques lignes indépendantes dans le communiqué des patriarches orientaux, qui ne font pas le lien de cause à effet entre les massacres menés par Assad et l’émergence de Daech et des autres organisations terroristes dans une Syrie déshumanisée, mais aussi, par extension, en Irak).

Un grand paradoxe
Enfin, le grand paradoxe de cette vision identitaire du rôle des chrétiens, c’est qu’elle fait appel à la communauté internationale pour qu’elle intervienne contre Daech dans la région, au nom de la dignité humaine, et sous le prétexte que les chrétiens constituent une population de souche, qui fait partie intégrante du tissu socioculturel de la région depuis 2 000 ans. Pourtant, ce discours protectionniste ne tient pas compte du fait que d’autres populations – en l’occurrence des citoyens membres de la communauté sunnite majoritaire dans le monde arabe – sont également massacrées, massivement en Syrie par le régime Assad depuis 2011, et en Irak par Daech et des milices chiites. Mieux encore, cette vision oublie, dans son apologie de la dignité humaine, que les Églises orientales ont pris fait et cause pour le dictateur contre la population opprimée. Cette attitude est par exemple manifeste depuis quatre ans en Syrie, où les chefs spirituels chrétiens sont restés muets face aux massacres contre la population syrienne, certains se mettant même ouvertement au service de la propagande du régime Assad, bombardé « protecteur providentiel des minorités ». Comment justifier qu’une dignité humaine soit reconnue alors que l’on refuse de reconnaître qu’une autre est bafouée, s’agissant d’un même contexte, d’une même crise, d’un même tissu socioculturel et de la même population de souche ? Que reste-t-il, dans ce cadre, de l’universalité des valeurs chrétiennes et de l’enseignement christique, qui, en principe, doit condamner le bourreau et prendre le parti de la vérité au côté de la victime innocente ? La question mérite d’être posée.

La deuxième vision
Par opposition à cette vision cloîtrée, fermée, « minoritariste », qui conduit à exclure encore plus les chrétiens du Proche-Orient de leur environnement et à les exploiter au service d’intérêts politiques et hégémoniques régionaux, une deuxième vision chrétienne arabe propose de replacer le combat à un autre niveau.
Cette deuxième vision estime que l’on ne peut pas faire front contre l’extrémisme sunnite à partir d’une approche exclusiviste, au service d’un projet politique ou d’une vision identitaire. Pour les partisans de cette vision, ce n’est qu’à travers l’unité islamo-chrétienne qu’il est possible de mener ce combat, c’est-à-dire en partant de l’ensemble du terreau national, sans occulter, partant, les souffrances d’une partie au profit d’une autre. Si la protection des chrétiens contre Daech est nécessaire, elle est tout aussi nécessaire pour tous les autres citoyens de ces pays en crise contre toutes les sources de violence extrémiste, quelles que soient leur culture, leurs croyances ou leurs idées. Dans ce cadre, il est bon de s’interroger si ce que le Hezbollah et le régime syrien commettent contre la population syrienne ne doit pas être aussi replacé sous le label du terrorisme, ou encore ce qu’Israël commet à l’encontre du peuple palestinien à Gaza. De plus, les chrétiens ne sauraient être les ennemis du printemps arabe et des aspirations démocratiques des peuples dans la région et doivent lutter, avec les autres communautés, contre la montée actuelle de l’intégrisme, un phénomène qui n’est pas uniquement propre à la communauté sunnite.
Le malheur ne touche pas uniquement les chrétiens, et il ne peut pas être uniquement regardé à la lumière du prisme chrétien. Au contraire, s’inscrire dans le cadre d’une logique minoritaire fondée à la base sur un sentiment de peur ne peut, à long terme, que conduire davantage à l’examen des problèmes des chrétiens comme une « question chrétienne » à résoudre, ce qui reviendrait à faire des chrétiens orientaux une sorte d’espèce en voie de disparition devant bénéficier en permanence d’un statut de protection de la part des puissances étrangères, comme sous le régime des Capitulations, sous la Question d’Orient, au XIXe siècle. Or, une fois de plus, les chrétiens ne sont pas une minorité, mais des citoyens de plein droit en Orient. Ils ont joué un rôle fondamental au sein des sociétés arabes, en interaction avec leurs partenaires musulmans, comme le soulignait fort à propos le communiqué des patriarches orientaux. N’est-ce pas d’ailleurs le message convoyé depuis des années par l’Exhortation apostolique et les différents synodes ?

Construire un projet de paix
Il convient enfin de replacer le problème dans le cadre d’un projet de société, qui est celui de la paix régionale, de manière à éliminer tout le parasitage qui pourrait survenir du fait des intérêts des différentes parties à maintenir la région en conflit. Ce projet de paix est aussi fondamental pour le Liban, qui ne doit plus payer le prix des tiraillements régionaux et doit surmonter les divisions confessionnelles pour tenter de franchir un cap salutaire vers l’État civil pluraliste et la citoyenneté ; un État qui continue de défendre, en dépit du vent de folie qui souffle sur la région, la formule salutaire du vivre-ensemble.

C’est cette deuxième vision, anti-« minoritariste », du rôle des chrétiens dans la région qui sera exposée dimanche matin dans le cadre du Xe congrès (multicommunautaire) de Saydet el-Jabal à l’hôtel Le Gabriel (Achrafieh), où prendront la parole l’ancien député Samir Frangié, le sociologue chiite Mohammad Hussein Chamseddine, ainsi qu’une personnalité sunnite. L’opposition syrienne aura également son mot à dire, à travers une lettre adressée par Georges Sabra au congrès. Une lettre de l’ancien chef de la diplomatie jordanienne Marwan Mouacher sera également rendue publique à l’occasion.
L’objectif du congrès, outre de recadrer la problématique chrétienne dans le cadre de la culture du lien, loin de la culture de l’exclusion, est de créer un cadre de suivi pour une « ceinture de sécurité » islamo-chrétienne face à la montée aux extrêmes, ainsi qu’un lieu de réflexion pour une nouvelle culture de la paix et du vivre-ensemble