L’éditorial
Bousculant soudain les clivages partisans, prenant de court même ses principaux alliés chrétiens pour avancer la candidature de Sleiman Frangié, Saad Hariri lançait, il y a quelques semaines, un gros pavé dans la mare désespérément stagnante de l’élection présidentielle. C’est un gigantesque bloc de béton, cette fois, que larguait lundi à son tour (en retour ?) Samir Geagea, en enfonçant les mêmes lignes de faille pour adouber en grande pompe, gâteau et champagne inclus, son ennemi intime de trente ans, le général Michel Aoun.
Entre les deux leaders sunnite et maronite du 14 Mars, il y a bien davantage là, toutefois, qu’un prêté pour un rendu. Bien que se parant, à juste titre d’ailleurs, d’une dimension nationale, la démarche du Dr Geagea est, avant toute chose, panchrétienne. D’ores et déjà, elle a indéniablement pour effet de réinsérer avec force, dans l’équation présidentielle, un paramètre maronite que paraissaient marginaliser, ces derniers temps, les faiseurs de rois locaux. Situation des plus anormales que celle-ci, s’agissant en effet d’une charge traditionnellement dévolue aux chrétiens : ceux-là mêmes sans lesquels jamais n’aurait vu le jour le Liban, dans ses structures et frontières actuelles.
Un peu à l’image de ce Nelson Mandela dont les épreuves et réalisations meublaient les lectures du prisonnier de Yarzé, c’est une croix sur un douloureux passé qui est salutairement faite ainsi par les deux fortes têtes de la maronité libanaise. C’est le grand schisme chrétien, teinté de sang, s’alimentant d’échanges haineux, qui paraît liquidé. Le plus insolite, le plus extraordinaire pourtant, c’est que ce coup d’éclat est en quelque sorte un très singulier putsch à rebours : le bénéficiaire apparent n’en est pas l’auteur, mais le vieux rival devenu partenaire.
Audacieuse en diable, la démarche est, du fait même, chargée d’aléas, notamment dans les rangs des chrétiens. Saluée avec soulagement par les uns, elle peut porter d’autres à demander avec insistance pourquoi la voix de la raison a mis tant de temps, a coûté tant de catastrophiques affrontements, avant de s’imposer. L’apparition de cet improbable tandem, comparable au rouleau compresseur chiite Amal-Hezbollah, ne manquera pas, en outre, d’inspirer des inquiétudes électorales aux autres forces chrétiennes, partisanes ou indépendantes, abandonnées à quai.
À son ennemi d’hier, Geagea offre la stature d’un fédérateur en puissance, non plus de seuls chrétiens mais de Libanais, du moment que le général se trouve désormais branché sur les deux extrémités de l’éventail politique libanais. Du coup cependant, et en attendant de se carrer dans le fauteuil présidentiel, Michel Aoun se trouve idéologiquement assis entre deux chaises. Lié par son document d’entente avec le Hezbollah, le général soutient la liberté d’action paramilitaire de ce parti, qu’il s’agisse de résistance à Israël ou de participation aux combats de Syrie ; et plutôt que de libaniser la milice pro-iranienne, c’est le Courant patriotique libre que ladite entente a traîné sur les chemins de Damas et Téhéran. Or c’est tout le contraire que prône le pacte en dix points scellé lundi, notamment pour ce qui est d’une diplomatie libanaise indépendante, d’une neutralisation du terrain libanais face au conflit de Syrie et du respect intégral de la Constitution de Taëf.
Deux chaises pourront-elles jamais faire un fauteuil ? Au prix de quelles contorsions pourra-t-on concilier des options aussi diamétralement opposées ? De quelle impasse nouvelle augurerait une détermination du courant du Futur à maintenir Sleiman Frangié dans la course ? Quelle position adoptera un centre qui se veut l’arbitre de la situation? Combien réelles sont les chances de Aoun d’atteindre le chiffre fatidique de 65 suffrages parlementaires qui lui ouvrirait les portes du palais de Baabda ? Et quelles garanties de fidélité à l’accord de Maarab l’imaginatif leader des Forces libanaises obtient-il ?
Nombreuses demeurent les inconnues. Si cependant le pari de Samir Geagea ne devait avoir qu’un mérite, un seul, ce serait celui d’avoir placé au pied du mur un Hezbollah appuyant officiellement la candidature du général, mais fortement soupçonné de vouloir, en réalité, perpétuer la vacance présidentielle, dans la perspective d’un réaménagement de la formule libanaise. Ce parti n’a plus aucune raison, ni prétexte, de boycotter le scrutin parlementaire. Persister à le faire serait tomber le masque. Et se cantonner dans le double jeu, laisser à ses alliés d’Amal, notoirement réfractaires au général, toute latitude de provoquer un défaut de quorum ne tromperait strictement personne.
Poker classique ou poker menteur ? Trop tôt pour le dire, la partie ne fait que commencer.