Des petits villages aux grandes villes, en passant par la capitale, les conseils municipaux gèrent (ou pas) la crise avec les moyens du bord.
Il y a les municipalités qui se jettent à corps perdu dans un système de tri et de recyclage, en envisageant des usines de compostage. Celles qui stockent les déchets sur des terrains ouverts ou les enfouissent dans des trous creusés sans aucune préparation préalable du terrain. Celles, encore, surtout quand il s’agit de grandes localités densément peuplées, qui sont paralysées par l’énormité de la tâche et attendent une décision du Conseil des ministres pour passer à l’action.
Si le cafouillage est le maître mot de l’action gouvernementale dans le domaine de la gestion des déchets, les municipalités, elles, sont acculées à se débrouiller. Beaucoup d’entre elles s’organisent déjà au niveau des fédérations régionales. La Fédération des municipalités de la banlieue sud de Beyrouth, à titre d’exemple, a commencé hier la collecte des déchets dans les rues pour les transporter vers un dépotoir à Khaldé, là où ont été jetés les gravats des bâtiments détruits durant la guerre de 2006.
Ghassan Hamzé, président de la municipalité d’Abey (caza d’Aley), le village qui accueille la plus grande partie de la décharge dite de Naamé, fait partie de ceux qui sont déjà passés à l’action. « À Abey, nous venons de lancer un système de tri à la source, dans les maisons, nous apprend-il. Des sacs de couleurs différentes ont été distribués aux foyers, encouragés à trier le plastique, le verre et les métaux, le papier et le carton, et, enfin, les déchets organiques. Tous les recyclables sont vendus aux usines concernées, ce qui permet de financer le système temporairement. Les déchets organiques sont, jusqu’à nouvel ordre, étalés à l’air libre pour sécher, avant d’être enfouis dans un terrain de la municipalité. » Abey, qui produit une tonne de déchets par jour, ne compte pas en rester là, selon son maire. « Nous avons entamé le processus de construction d’un centre de compostage, qui devrait durer deux mois environ », explique-t-il.
Ghassan Hamzé réfute le préjugé selon lequel les foyers libanais seraient réfractaires au tri à la source. « L’expérience montre que ces idées préconçues sont dénuées de tout fondement, dit-il. Pourquoi les Libanais seraient-ils moins aptes au tri que les Européens par exemple ? C’est ce que Sukleen et les autorités se plaisaient à nous faire croire pour nous pousser à payer le traitement beaucoup trop cher. »
Si à Abey, un petit village, on commence à s’organiser, dans un milieu urbain comme Sin el-Fil, on ne revient toujours pas du choc provoqué par la fermeture subite de Naamé. « C’est une catastrophe, nous affirme Nabil Kahalé, président du conseil municipal. Nous avons été très surpris par l’appel que nous a lancé le ministre de l’Environnement, Mohammad Machnouk, vingt-quatre heures avant la fermeture de la décharge de Naamé. Jusqu’à la dernière minute, nous pensions que le gouvernement trouverait une solution. »
Pour le moment, les ordures s’amoncellent dans les rues de Sin el-Fil. « Nous avons espoir que la réunion du Conseil des ministres donnera un résultat jeudi, poursuit-il. Dans le cas contraire, nous avons décidé de collecter les déchets nous-mêmes et de les stocker temporairement dans un terrain public hors du centre de la ville. Il ne nous a pas été facile de dénicher un tel terrain : Sin el-Fil est une localité densément peuplée, largement construite, comptant non moins de 17 000 unités résidentielles et commerciales. »
Pourquoi n’avoir pas commencé à stocker les déchets dans un terrain comme l’a demandé M. Machnouk dès le premier jour ? « Si le ministre pouvait nous fournir un mode d’emploi pour étayer ses propos, nous lui en serions reconnaissants », répond M. Kahalé non sans ironie. Il assure par ailleurs que la municipalité a déjà demandé aux habitants de réduire au maximum le volume de leurs déchets par un tri à la source, mais qu’il lui est impossible, au stade actuel, de déterminer la proportion des foyers qui le font.
« On a dépouillé les municipalités de l’infrastructure nécessaire »
À Ajaltoun (Kesrouan), depuis l’appel lancé par Mohammad Machnouk, on fait ce qu’on peut. « Nous essayons de réduire le volume des déchets autant que possible, en extrayant les gros articles tels que les meubles, les détritus de jardins, etc., nous explique Clovis el-Khazen, président du conseil municipal. Au niveau des foyers, nous avions entamé avec l’association arcenciel un projet de tri à la source il y a deux ans, que nous comptons dynamiser. À ce stade, 10 à 20 % des foyers, selon nos estimations, opèrent ce tri. Le reste des ordures demeure dans la rue pour l’instant. »
Selon Clovis el-Khazen, la situation reste gérable parce que Ajaltoun n’est pas densément peuplée comme Beyrouth par exemple, mais les désagréments ne sauraient tarder à apparaître. « Nous attendons le Conseil des ministres, en espérant qu’une solution sera proposée, dit-il. Sinon, il faudra trouver un terrain pour le stockage temporaire. Nous n’aurons pas pour autant résolu le problème des transports : après tant d’années de services assurés par une société privée, les municipalités se retrouvent dépouillées de toute infrastructure à ce niveau. Il faudra aussi nous payer nos dus afin que nous puissions développer notre propre réseau. » Et d’ajouter : « Je crois personnellement que ce n’est pas une action à entreprendre par une seule municipalité, mais par des fédérations. Nous sommes d’ailleurs conviés par la Fédération des municipalités du Kesrouan à une réunion le 29 juillet pour débattre de cette question. »
« Enfouis dans un trou »
À Baïssour, caza d’Aley, village qui produit de deux à trois tonnes de déchets par jour, la municipalité a commencé à collecter les déchets. « Nous avons d’une part lancé un système de tri à la source, en distribuant, par le biais des associations, des sacs de couleur pour séparer les déchets recyclables des déchets organiques, explique Walid Bou Harb, président du conseil municipal. Pour le reste des déchets, nous les enfouissons actuellement dans un trou que nous avons creusé dans un terrain de la municipalité. Nous savons bien que cette solution n’a rien d’écologique, mais c’est la seule façon de nous sortir temporairement de ce pétrin dans lequel nous a mis le ministre de l’Environnement. »
M. Bou Harb nous informe qu’une solution plus écologique et plus durable est envisagée au niveau de la Fédération des municipalités d’Aley. Elle comprendra la construction d’une usine de tri, d’un centre de recyclage et d’une usine de compostage. La municipalité de la ville d’Aley a, pour sa part, également commencé à collecter les ordures et à les transporter temporairement vers un terrain appartenant à un particulier. Dans une conférence de presse, le président du conseil municipal, Wajdi Mrad, a souligné « les difficultés de gérer un tel problème à si brève échéance », appelant les autorités « à libérer les fonds dus aux municipalités ».
Même son de cloche à Barja (Iqlim el-Kharroub). « Nous ne tolérons pas des déchets dans la rue plus de vingt-quatre heures, affirme Nachaat Hamiyé, président du conseil municipal. Nous trions actuellement les recyclables et enfouissons les déchets organiques dans le sol. Toutefois, si le gouvernement tarde à trouver une solution, nous comptons construire une usine de tri et de compostage, à notre niveau ou au niveau du caza. »
« Plus de contrats à des prix exorbitants »
Il est indéniable que les autorités ont mis les municipalités devant le fait accompli, sans préavis. Mais dans six mois, elles les prieront de nouveau de signer des contrats avec des sociétés privées (en vertu du nouveau plan national adopté en janvier). Les paiements versés à ces sociétés seront une fois de plus puisés dans la Caisse autonome des municipalités, privant celles-ci de leur budget de développement. Comment les responsables municipaux envisagent-ils cette période de transition et leur avenir dans le cadre du nouveau plan national?
À Abey, Ghassan Hamzé affirme tout simplement que ce nouveau plan ne le concerne pas. « Le système que nous mettons aujourd’hui en place se poursuivra », dit-il. Et si l’État impose la collaboration avec les nouvelles sociétés ? « On ne peut nous obliger à signer un contrat avec ces sociétés si nous ne le voulons pas, rétorque-t-il. Pensent-ils sérieusement que nous allons accepter de passer de la dictature de Sukleen à celle d’une autre compagnie ? »
Interrogé sur cette question, Nabil Kahalé laisse éclater sa révolte. « Ils s’adressent à nous dès que la crise survient, sans même nous laisser le temps d’envisager une solution, dit-il. Auparavant, quand ils discutaient de leur plan national et de leur cahier des charges, ils nous ont totalement ignorés bien que nous aurions pu leur fournir une mine d’idées. Dans six mois ou un an, quand les nouvelles sociétés privées seront chargées de la gestion des régions, ils leur consacreront de nouveau 80 % de notre budget, puisé dans la Caisse autonome des municipalités. Je suis convaincu que les responsables ne parlent pas droit : s’ils veulent vraiment la décentralisation, qu’ils le disent, et qu’ils nous confient les dossiers de la vie quotidienne. »
Clovis el-Khazen pense qu’ « au cas où les municipalités parviennent à se regrouper et à adopter leurs propres solutions, elles n’auront alors plus besoin d’une société privée qui fasse le travail ». « Il se peut que nous puissions réaliser des économies par rapport au contrat avec les compagnies privées, pourquoi alors accepter de retourner au même système ? » dit-il.
« Si nous instaurons un système complet au niveau du caza d’Aley à un prix abordable pour les municipalités, nous serions alors prêts à rompre le contrat avec toute société privée, ancienne ou nouvelle, qui voudrait faire le travail à un coût beaucoup plus élevé », affirme Walid Bou Harb, de Baïssour.
Pour Nachaat Hamiyé, « le gouvernement a cherché à nous acculer pour nous faire accepter n’importe quoi ». « À Barja, si nous construisons notre usine, nous ne voudrons plus entendre parler de contrats avec des sociétés privées à des prix exorbitants », ajoute-t-il.