En dents de scie
La thermodynamique a quelque chose de fascinant. De totalement rebutant aussi. Parce qu’on ne peut pas appréhender la matière sans un minimum de compréhension de cette thermodynamique dont l’aspect le plus vulgarisé, le plus accessible, reste ce pourtant toujours mystérieux, presque mystique changement d’état. Oublions les plasmas, les fluides supercritiques, les mésophases : les trois principaux états de la matière restent le solide, le liquide et le gaz. Wikipédia a du bon, parfois : le changement d’état d’un corps pur est provoqué par une modification de sa pression, de sa température et/ou de son volume. Ainsi, le passage du solide au liquide devient fusion ; de solide à gazeux, sublimation ; de liquide à solide, solidification ; de liquide à gazeux, vaporisation ; de gazeux à solide, déposition, et de gazeux à liquide, liquéfaction. Rebutant, peut-être ; fascinant, sûrement.
La thermodynamique, Hassan Nasrallah la connaît visiblement par cœur. Et par corps.
Les différents changements d’état du bras politique (au Liban) et militaire (à la frontière israélienne) de Téhéran, c’est-à-dire du Hezbollah, depuis 1985 (officiellement) et jusqu’en 2015, c’est-à-dire tout au long d’au moins trois décennies pleines, sont divers et variés. Ces changements sont fascinants, très : par leurs apparentes facilité et simplicité, et leur amoralité, leur égoïsme absolus. Ils sont rebutants, férocement, forcément : par le mal qu’ils ont fait et qu’ils font au Liban, à une exception près.
Fusion ? Sublimation ? Solidification ? Vaporisation ? Déposition ? Liquéfaction? Peu importe. À la base groupuscule terroriste dans la pleine acception du terme (attentats contre les soldats américains ou français, etc.), le Hezb a opéré un premier changement d’état en se mutant en magnifique, pugnace et incontournable résistance contre l’occupation israélienne du Liban-Sud jusqu’en mai 2000. Deuxième changement d’état : le démasquage : la résistance est devenue milice, une milice qui n’osait pas dire son nom jusqu’en 2008, et l’Anschluss de Beyrouth et de la Montagne, conclu par l’ahurissant accord de Doha. Troisième changement d’état, probablement le plus nocif : la milice s’est anamorphosée en mercenaire. Là, la distorsion est hallucinée : magnifique de résilience contre la barbarie de l’armée israélienne, le Hezbollah s’est totalement mis au service d’une autre barbarie, qui n’a absolument rien à envier à aucune autre : celle de l’armée syrienne du gang Assad en Syrie. Et que cela se fasse pour des raisons éminemment stratégiques, vitales et organiques (que deviendrait le Hezb sans les alaouites au pouvoir en Syrie…) ou pour combattre une forme quasi ultime de barbarie (encore…), le jihadisme, n’excuse en rien cette désormais insensée robotisation, déshumanisation du Hezb. D’autant que le quatrième changement d’état, (im)posé cette semaine, le (très) bref aller-retour entre mercenariat et résistance, l’attaque contre l’armée israélienne dans le secteur (1701, pas 1701 ? ) des fermes de Chebaa a été à la fois attendrissant, pathétique et comme d’habitude, infiniment arrogant.
Attendrissant : que l’on partage ou pas ses opinions, ses certitudes et ses convictions, le visage de la mère de Imad Moughnieh, photographiée hier les poings serrés pendant le discours de Hassan Nasrallah, reste un modèle de mère-douleur, de mère-courage, de mère-dignité. Pathétique : seuls les dieux peuvent imaginer ce que Téhéran et le Hezb auraient fait si les négociations sur le nucléaire iranien n’étaient pas là où elles en sont : à défaut de grives, ce sera des merles… La riposte du Hezbollah aurait donc pu être criminelle. Mais non. Parce que rarement la convergence d’intérêts entre le patron du Hezbollah et le Premier ministre israélien n’a été aussi prégnante : le premier, redoutable d’intelligence politique, savait à quel point il fallait rappeler, même fugacement, à la rue arabe, sunnite dans son immense majorité, que son parti est, dans sa quintessence, résistance ; quant au second, il est en plein précampagne électorale, à la recherche de n’importe quel point à marquer aux yeux de son opinion publique. Les deux hommes avaient besoin de frapper. Avec mesure, subtilité et pondération pour Hassan Nasrallah, alors que Benjamin Netanyahu n’avait aucune idée, avant que ses avions ne frappent le Golan, du grade et de l’importance des hommes visés. Ils ont frappé. C’est tout. Puis chacun est reparti à ses affaires.
Alors, Hassan Nasrallah peut répéter à l’envi qu’il a changé les règles du jeu : son auditoire a besoin d’adrénaline, de sérotonine. Il n’a rien changé du tout. Ne peut rien changer, puisque désormais, le jeu n’est plus du tout, mais vraiment plus du tout, le même. Tout ce que peut changer aujourd’hui le patron du Hezb, ce sont les règles du je. De la cosmétique pure. C’est-à-dire, finalement, rien d’autre qu’une forme de… thermodynamique.