L’un des fondements de tout système démocratique, fut-il entaché de multiples failles, est de donner l’opportunité à l’opinion publique, plus particulièrement à la presse, de jouer un rôle de garde-fou, de tirer la sonnette d’alarme lorsque des valeurs fondamentales, des principes de base ou la paix civile sont menacés. Ce droit à la vigilance doit pouvoir s’exercer à l’adresse de tout responsable, qu’il soit en charge d’un parti, d’un ministère, d’une ONG ou d’un simple courant qui s’intéresse à la chose publique.
Les occasions de réclamer des comptes et de dénoncer les dérapages ou déviationnismes à l’échelle locale ne manquent malheureusement pas. À commencer par le meeting du Courant patriotique libre, hier. Il serait bon de rappeler à cette occasion qu’il s’agissait de commémorer les événements du 13 octobre 1990, c’est-à-dire, en clair, l’offensive des troupes syriennes contre les unités de l’armée restées fidèles au général Michel Aoun dans la région de Baabda.
Le discours prononcé par le général Aoun hier n’a fait cependant aucune mention explicite des circonstances tragiques de ce funeste 13 octobre 1990, à savoir : le bombardement des secteurs de Baabda et de Yarzé par l’aviation syrienne (après obtention de l’aval israélien) ; les liquidations à froid de militaires libanais sur les fronts ; l’assaut donné par les troupes de Damas au ministère de la Défense où plusieurs officiers supérieurs ont été arrêtés et conduits en Syrie dans les geôles du pouvoir baassiste ; le vol de documents dans les bureaux du commandement de l’armée, etc. Aucune mention également, hier, du rôle, lors de cette offensive contre Baabda et Yarzé, des alliés actuels du CPL, regroupés aujourd’hui au sein du 8 Mars et qui se posent – à l’instar du directoire aouniste – en fervents défenseurs des agresseurs du 13 octobre 1990.
Les circonstances ont, certes, changé et on pourrait juger inopportun de remuer le fer dans la plaie. Auquel cas, il serait plus judicieux de jouer la carte de l’amnésie politique et de s’abstenir d’organiser des commémorations en occultant la source du mal, surtout lorsque le rassemblement se tient sur les lieux mêmes de l’agression syrienne. Si, par contre, l’on désire envisager l’avenir et tourner la page du passé, cela devrait alors être l’œuvre des deux parties concernées. Or jamais un responsable syrien n’a cru bon déplorer un jour, dans un esprit de réconciliation, les liquidations et humiliations du 13 octobre 1990 ou même évoquer symboliquement la mémoire des nombreux officiers et soldats tombés ce jour-là. Mais ça aurait été trop demander à un pouvoir qui a montré qu’il peut massacrer sans sourciller son propre peuple…
Dans un tel contexte, occulter les faits historiques de manière unilatérale revient non pas à ouvrir un nouveau chapitre dans les rapports avec l’ancien adversaire, mais à changer de camp, purement et simplement. Surtout lorsque ce nouveau positionnement n’est pas le fruit d’une autocritique sérieuse et profonde.
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De manière concomitante, le pays est également le théâtre depuis quelque temps d’un autre déviationnisme, mais d’un tout autre genre : celui qui touche le mouvement civil. Les actes répétés de vandalisme, de provocations flagrantes contre les forces de l’ordre et d’agressions contre les biens publics et privés qui marquent systématiquement chaque rassemblement dans le centre-ville ne peuvent plus être attribués à des « éléments incontrôlés », mais ils deviennent hautement suspects, vu leur caractère répétitif. Le mutisme total observé sur ce plan par les organisateurs des manifestations accrédite la thèse selon laquelle ces dérapages réguliers illustrent une volonté d’ébranler l’autorité de l’État, d’accroître à petites doses le climat d’instabilité et de miner l’économie du pays (comment expliquer, autrement, cet acharnement contre le centre-ville et ses institutions commerciales et touristiques ?).
Lorsque ce mouvement civil adopte, en outre, les slogans et les revendications politiques d’un camp déterminé, il se transforme alors inéluctablement en une nouvelle faction politique semblable à toutes celles qui se bousculent sur la scène locale. L’essence même et la raison d’être de ce mouvement civil sont ainsi sapées à la base. Car au lieu de capitaliser sur le ras-le-bol de la population pour réaliser des avancées sur des dossiers bien précis à caractère exclusivement social, certains meneurs semblent plutôt exploiter le ras-le-bol populaire à des fins politiques inavouables. Y a-t-il déviationnisme plus sournois et plus pernicieux qu’un tel cas de figure ?