Michel HAJJI GEORGIOU | OLJ
… Et puis soudain, après de longs mois de crise institutionnelle, sur fond de déliquescence généralisée à l’échelle nationale, le maître mot, le leitmotiv magique, est devenu « le dialogue », qu’il soit sunnito-chiite, entre le courant du Futur et le Hezbollah, au nom de « la décrispation des tensions » et de la « stabilisation » de la scène locale, ou interchrétien, entre le chef du Courant patriotique libre (CPL), le député Michel Aoun, et le président des Forces libanaises (FL), Samir Geagea, sur base du blocage de la présidentielle.
De prime abord, la reprise du dialogue entre le Futur et le Hezbollah, parrainé par les efforts conjoints du président de la Chambre, Nabih Berry, et du chef du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt, aurait eu comme premier résultat de sortir les leaders chrétiens de leur torpeur, et d’amorcer, partant, une reprise de contact réelle entre Rabieh et Maarab.
Selon cette analyse, un certain sursaut se serait produit dans la psyché des chefs maronites face à ce réchauffement des relations entre le parti haririen et la formation chiite. Selon un ancien député, sceptique quant aux résultats de ce dialogue entre Nader Hariri et Hussein Khalil sous la houlette de Nabih Berry, l’une des perceptions qui se dégagerait de ce dialogue serait ainsi que la stabilité du pays est devenue une spécialité musulmane, et que les chrétiens n’ont plus aucun rôle à jouer dans ce cadre.
Mais ce serait surtout, à en croire certaines sources bien informées, la perspective d’éventuelles négociations directes entre les deux principales forces politiques musulmanes sur la présidentielle qui aurait poussé les chefs politiques chrétiens à bouger. Or, selon un député du Futur, l’échéance présidentielle est effectivement à l’ordre du jour du dialogue intermusulman, « sans toutefois entrer dans des discussions autour des candidatures ».
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Pourtant, du côté des principaux intéressés, l’on souligne que les « négociations » entre Aoun et Geagea ne sont absolument pas liées au dialogue entre le Futur et le Hezbollah, mais émanent au contraire d’une volonté des deux partis chrétiens, à la lumière du blocage de la présidentielle, de renouer le dialogue pour « se mettre d’accord sur une feuille de route commune afin d’aborder ensemble les échéances futures de manière à ce que les divergences de points de vue ne débouchent pas sur des conflits », et avec « un seul souci en tête : la protection de l’homme et des chrétiens ».
« Glasnost » sur toute la ligne
Dans les faits, Michel Aoun et Samir Geagea, par le biais du responsable du département de la communication au sein des FL, Melhem Riachi, et en présence du député Ibrahim Kanaan, ont brisé la glace la semaine dernière, mettant fin à la phase sans doute la plus tendue de leurs relations depuis le retour du chef du CPL de son exil parisien et la libération de Samir Geagea en 2005. De sources bien informées, Aoun, Riachi et Kanaan devraient se revoir après les fêtes pour poursuivre les « négociations » sur les différents dossiers inclus dans le dialogue, qui portera sur des principes généraux et des questions nationales et chrétiennes, notamment la présidentielle. Mais aucune date n’est encore prévue pour la rencontre au sommet entre le chef du CPL et le leader des FL. Selon ces sources, l’on se fait un point d’honneur d’agir en sorte que « la rencontre ne soit pas folklorique », qu’elle ne se limite pas, comme c’est souvent le cas, à une simple image cosmétique. De plus, il est question d’une « série de rencontres » et pas d’une seule réunion entre les deux hommes. Mais l’imminence de la première réunion sera déterminée par la progression des pourparlers sur les différents dossiers et sur la feuille de route commune en général. Enfin, si, des deux côtés, l’on insiste sur le caractère secret de ces pourparlers, il existera une volonté conjointe que le dialogue « se déroule dans un climat de transparence totale ». Le terme de « glasnost » aurait d’ailleurs été utilisé durant la réunion entre Riachi, Kanaan et Aoun à Rabieh, ce qui aurait donné lieu à un échange sympathique du chef du CPL avec le responsable FL sur fond d’histoire soviétique, rapportent certaines sources.
Perspectives différentes
Selon des sources proches du CPL, le général Aoun serait enthousiaste quant à la perspective du dialogue avec le chef des FL, qu’il envisagerait avec beaucoup de sérieux, dans la mesure où un tel dialogue avec Geagea à l’heure actuelle serait de nature à lui rapporter certains acquis. Une proposition aurait ainsi été faite, dans le cadre de concertations hebdomadaires qui se tiennent tous les samedis à Rabieh, de convaincre Geagea de la nécessité de retirer sa candidature et de soutenir celle du chef du bloc du Changement et de la Réforme, dans la mesure où les chrétiens auraient actuellement « besoin d’un président fort ». Une telle entente permettrait également aux deux principaux chefs chrétiens de verrouiller la communauté et de couper court à toute interférence non chrétienne et toute candidature « tiède » et « compromissoire ». En contrepartie, Aoun veillerait à ce que Geagea soit son successeur au terme de son mandat. Une coutume selon laquelle le plus fort des chrétiens accéderait à la présidence s’imposerait ainsi de facto, grâce au consensus en béton entre les chefs des deux principales formations chrétiennes. Il serait également question d’une répartition d’influences au niveau des postes névralgiques de l’État entre les deux hommes en vertu de ce gentleman’s agreement, selon des sources proches du 8 Mars.
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Des sources 14 marsistes critiques de ce rapprochement entre les deux « frères ennemis » chrétiens estiment que le président des FL pourrait effectivement se laisser tenter par l’idée d’un verrouillage de la communauté similaire à celui que Bkerké avait tenté de mettre en place à la veille de l’échéance présidentielle, en réunissant les quatre principaux leaders chrétiens. C’est d’ailleurs cette tentation que Aoun ferait miroiter à Geagea, en essayant, comme d’habitude, de l’entraîner dans un duel sur son terrain de prédilection, celui de la surenchère et des instincts chrétiens, comme autrefois avec la proposition de loi dite « orthodoxe ». Mais ce qui animerait surtout Samir Geagea, selon ces sources, serait la volonté de ne pas se mettre en travers des efforts internationaux en faveur du déblocage de la présidentielle et de ne négliger aucune initiative qui pourrait assurer l’élection d’un nouveau chef de l’État, surtout aux yeux de l’opinion publique libanaise en général et chrétienne en particulier. C’est pourquoi le leader FL a immédiatement accepté la proposition de se rendre à Rabieh, lancée par Michel Aoun, passant outre à tout ce qui pourrait, sur le plan personnel, l’inciter à rejeter cette proposition, notamment sa fierté et son amour-propre, mais à condition que le CPL soit sérieux dans sa volonté d’aboutir à des résultats concrets à travers cette ouverture. Cependant, selon des sources bien informées, aucune proposition n’aurait encore été faite concernant le dossier présidentiel, les concertations étant encore à leurs premiers balbutiements. De plus, l’idée d’un quelconque power sharing entre Rabieh et Maarab ne serait absolument pas à l’ordre du jour.
Doute et hyperréalisme
Il reste que toute la bonne volonté manifestée par les protagonistes locaux ne parvient pas à effacer le doute lancinant qui s’est formé depuis un moment dans la tête des Libanais concernant la possibilité d’un déblocage de la présidentielle – ou de tout autre dossier à caractère « stratégique », cela dit – sans un réchauffement à une autre échelle, régionale et internationale.
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Pour les plus hyperréalistes des observateurs, aucune dynamique interne ne pourra en effet venir à bout du blocage présidentiel tant que l’Iran ne met pas fin à son obstructionnisme, incarné par le soutien indéfectible du Hezbollah à la candidature de Michel Aoun, réitéré vendredi par la délégation du Hezbollah lors de sa visite à Bkerké. Une candidature qui viserait à figer l’enjeu présidentiel et à laquelle l’Arabie saoudite répondrait en maintenant la candidature-digue de Samir Geagea, jusqu’à ce que Téhéran, avec le concours des dynamiques mises en place par la France, le Vatican ou la Russie accepte enfin de négocier sur l’échiquier libanais et de brider, partant, les ardeurs de ses cavaliers locaux, en ouvrant la voie à la recherche d’un candidat de consensus.
Pour les tenants du nihilisme politique libanais, le dialogue ne servirait donc principalement qu’à combler le temps perdu et éviter des dérapages dans la rue. Pour les pôles chrétiens, il s’agirait ainsi de gagner du temps en attendant des jours meilleurs, tout en montrant patte blanche à une opinion publique libanaise et chrétienne qui n’a cesse de les vouer aux gémonies en raison du vide présidentiel et du délitement institutionnel qui l’accompagne. Et pour les pôles musulmans, ce serait un moyen de « cryogéniser » la situation, en attendant un développement sur la scène syrienne, quand bien même, soulignent certaines sources, c’est le Hezbollah qui en tire le plus grand profit, puisqu’il brise, ce faisant, l’isolement auquel il était confiné par la condamnation sunnite de sa participation milicienne à la répression de la révolution populaire syrienne pour défendre le régime Assad.