Fabrice Balanche, spécialiste de la géographie politique de la Syrie et du Liban, Wehbé Katicha et Amine Hoteit, anciens officiers de l’armée libanaise, répondent aux questions de « L’Orient-Le Jour ».
Depuis début mai, les combats entre le Hezbollah, appuyé par l’armée syrienne, et les jihadistes sunnites ont repris dans les montagnes du Qalamoun, à la frontière entre la Syrie et le Liban. La région du Qalamoun était un bastion des combattants hostiles au régime de Bachar el-Assad jusqu’à une opération d’envergure en 2014 soutenue par le Hezbollah. Si la majorité de la région a été reprise par le régime syrien, des rebelles et des jihadistes se sont retranchés dans la zone montagneuse à la frontière.
Du fait des combats dans le Qalamoun, de nombreux observateurs craignent de voir les extrémistes syriens se réfugier à Ersal, une bourgade sunnite du nord-est de la Békaa proche de la frontière. Le parti chiite s’était abstenu d’actions militaires dans le jurd de Ersal, jusqu’à ce qu’il lance, il y a quelques jours, une offensive dans cette zone. Mardi, le Hezbollah affrontait également pour la première fois l’EI dans les jurds du Qaa et de Ras Baalbeck, deux zones chrétiennes de la Békaa septentrionale, au nord de Ersal.
Quelles sont les parties impliquées dans la bataille de l’Anti-Liban (le Qalamoun et le jurd de Ersal) ? Quels sont les enjeux de cette bataille pour chacun des protagonistes ? Quelles pourraient être ses répercussions sur la scène libanaise, notamment sur le dossier des militaires libanais otages des jihadistes ? Fabrice Balanche, spécialiste de la géographie politique de la Syrie et du Liban, Wehbé Katicha et Amine Hoteit, anciens officiers de l’armée libanaise et stratèges militaires, tentent, sur ce dossier compliqué, d’apporter des éléments de réponse.
Le Qalamoun : géographie et frontières
Géographiquement, le Qalamoun est une région constituée de plateaux situés à l’est de la chaîne de l’Anti-Liban et qui s’étale de Zabadani (sud) à Qousseir (nord), explique Fabrice Balanche. Le Qalamoun se situe entre 1 400 et 2 600 mètres d’altitude, est très peu peuplé, long d’une trentaine de kilomètres et large d’une dizaine de km.
La frontière entre la Syrie et le Liban passe par les sommets des monts du Qalamoun, qui constituent la ligne de crête de l’Anti-Liban. Mais le tracé de la frontière entre les deux pays, qui remonte à l’époque du mandat français, n’est pas très clair, précise M. Balanche, ajoutant toutefois que la zone floue est finalement assez limitée.
Du côté libanais de l’Anti-Liban, on compte quatre bourgades (Ras Baalbeck, Ersal, Younine et Nahlé) et du côté syrien sept (dont Qara, Deir Attiyeh, Jarajir et Flita), précise Amine Hoteit. Au total, 140 000 à 160 000 personnes habitent ces localités aujourd’hui, contre 300 000 à 320 000 avant la guerre en Syrie.
60 % de la superficie de la chaîne de l’Anti-Liban se trouve en Syrie. Cette zone est entièrement contrôlée par le Hezbollah. Les 40 % restants se trouvent au Liban, il s’agit de la région appelée le jurd. Selon M. Hoteit, le parti chiite contrôle la moitié de cette zone (le jurd de Nahlé et de Younine). Les jurds de Ras Baalbeck et de Ersal constituent l’autre moitié et sont infiltrés par les jihadistes sunnites.
Dans ce contexte, Fabrice Balanche précise que ce qu’on appelle la bataille du Qalamoun est en fait la bataille de l’Anti-Liban nord. Une bataille qui concerne la région allant de la route Damas-Beyrouth jusqu’à Qousseir.
Les jihadistes sunnites : nombre et alliances
Les jihadistes sont d’abord arrivés dans le Qalamoun en mai 2013, après la bataille de Qousseir, et un autre flux est arrivé en 2014, indique Amine Hoteit, dont l’opinion reflète le point de vue du Hezbollah. Selon lui, entre 5 000 et 6 000 combattants rebelles sont dans cette région, répartis approximativement comme suit : 2 500 combattants du Front al-Nosra, 1 500 du groupe État islamique, 800 de l’Armée syrienne libre et près de 200 membres de « fractions islamiques multiples liées à l’Arabie saoudite ».
Wehbé Qaticha, conseiller du leader des Forces libanaises Samir Geagea, avance un chiffre bien inférieur, évoquant entre 2 000 et 3 000 éléments armés. Dans les guerres géographiquement mobiles, le nombre des jihadistes ne peut être contrôlé, précise-t-il. Ils ne forment pas des unités de combat constituées : certains partent, d’autres arrivent, en fonction des événements.
Dans le Qalamoun, l’EI et al-Nosra sont concurrents, précise Fabrice Balanche, les deux groupes voulant prendre le contrôle de l’opposition syrienne. Il arrive toutefois que les intérêts des deux groupes se rencontrent. « Dans le Qalamoun, on ne peut pas dire que l’EI combat avec le Hezbollah, mais parfois l’EI attaque al-Nosra et le Hezbollah attaque al-Nosra, ce qui ne veut néanmoins pas dire que ces attaques sont coordonnées », explique-t-il. « Dans la bataille du Qalamoun, quatre acteurs sont en scène : l’armée syrienne, le Hezbollah, al-Nosra et l’EI, poursuit M. Balanche. Il peut y avoir un jeu à trois : parfois l’EI et al-Nosra attaquent le Hezbollah, parfois al-Nosra est attaqué par l’EI et le Hezbollah en même temps. »
Le Hezbollah : combattants et stratégie
Alors que selon Wehbé Qaticha, entre 1 500 et 2 000 combattants du Hezbollah participent à la bataille du Qalamoun, Amine Hoteit indique que le nombre est variable. Dans cette bataille, précise ce dernier, « il y a des unités de combat qui font le » nettoyage « , des positions d’observation et de contrôle et des forces d’intervention en cas de danger. En ce qui concerne l’armée syrienne, les unités stables, les unités » de feu « et les forces d’intervention rapide comptent chacune 3 000 hommes.
Pour mieux comprendre la stratégie du Hezbollah et de l’armée, Fabrice Balanche rappelle qu’en automne 2013, la route Damas-Homs était coupée par les rebelles. À partir de décembre de la même année, le Hezbollah et l’armée syrienne ont repris Maaloula puis Yabroud. Pour remporter la bataille de Yabroud, le parti chiite avait encerclé la ville et laissé une route pour que les rebelles puissent prendre la fuite vers le jurd de Ersal, au Liban, et Aasal el-Ward, en Syrie.
La bataille de Qousseir était plus dure pour le Hezbollah qui y a perdu entre 150 et 200 combattants. Face à la farouche défense des rebelles, le parti chiite, dans une volonté de réduire les pertes humaines dans ses rangs, les a laissés également fuir vers les mêmes jurds.
Aujourd’hui, le Hezbollah et l’armée syrienne ont toutefois changé de stratégie : il s’agit d’éliminer les jihadistes et non plus de les repousser vers d’autres régions.