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Effets de manches et gesticulations sémantiques

 

Élie FAYAD

Décidément, tout le monde s’y met. Plus rien n’arrête les amateurs de surenchères en matière de démocratie et d’alternance au pouvoir. Même la société civile et certains médias se prêtent désormais allègrement au jeu facile de la généralisation et de la simplification à outrance, ne voulant voir dans le problème posé par la perspective de prorogation de la législature qu’un vague caprice de la part de 128 députés paresseux, désireux de renouveler à bon prix leur bail.
Quant à la classe politique, elle n’en finit plus de se prendre les pieds dans les fils de cet incroyable imbroglio et ne s’en sort qu’en se livrant à de terribles gesticulations sémantiques consistant à ânonner jusqu’à la nausée les éternelles comparaisons entre le « mauvais », le « pire », le « moins pire » et le « pire du pire »…
Eh bien oui, le projet de prorogation du mandat de la Chambre est en marche, qu’on se le dise ! Et certainement pas pour les raisons invoquées par l’homme de la rue, rejoint depuis peu par certaines ONG en quête de notoriété rapide et par des médias obsédés par l’audimat.
Comme le précisent des sources politiques bien au fait des dossiers sécuritaires et du contexte diplomatique dans lequel se trouve le Liban, une prorogation de la législature équivaudrait pour ainsi dire à une porte ouverte sur le maintien de la stabilité politico-sécuritaire du pays. Il a été dit et redit ces derniers mois que cette stabilité est considérée par la communauté internationale comme une priorité absolue, une « ligne rouge » que nul n’est autorisé à transgresser. Il se trouve même que tout le monde à l’extérieur est, jusqu’à nouvel ordre, d’accord sur ce point, y compris les protagonistes des deux axes régionaux en conflit, l’Iran et l’Arabie saoudite, qui s’opposent par ailleurs sur tout le reste.
On sait que la présidentielle est, justement, l’otage de ce conflit des axes, qui plus est se trouve actuellement en phase d’escalade. Or tant que la présidence restera vacante, de sérieuses menaces continueront de peser sur la stabilité du Liban, surtout dans le contexte de guerre créé en périphérie par le grave débordement du conflit syrien.
Le jeu consiste donc pour les protagonistes régionaux à exploiter comme toujours au maximum, chacun à son profit, la carte libanaise, mais en prenant soin cette fois-ci de ne pas précipiter entièrement le pays dans la guerre et le chaos.
Ainsi, par exemple, l’Iran, et avec lui le Hezbollah, sont prêts à croiser le fer en vue, d’une part, d’utiliser la présidentielle libanaise comme une arme dans le cadre de l’empoignade régionale et des solutions qui seront négociées pour y mettre fin, et d’autre part, d’obtenir que le prochain président soit le plus bienveillant possible à l’égard du Hezbollah, qui craint de se voir imposer un nouveau Michel Sleiman.
Mais, en même temps, Téhéran et le Hezb paraissent conscients des périls que cette bataille fait peser sur la vie institutionnelle et c’est pourquoi ils seraient d’accord pour calmer autant que possible le jeu sur les autres fronts, gouvernemental et législatif. En cela, ils sont rejoints – du moins pour ce qui est du législatif – par Riyad, le courant du Futur et le bloc joumblattiste.
Il y a aussi une deuxième raison qui inciterait le Hezbollah à voter la prorogation de la législature, c’est la crainte de voir le Parlement et son perchoir installés dans le vide, et du coup perdre un levier de pouvoir essentiel. D’un autre côté, le risque encouru par la Chambre faute de prorogation toucherait le gouvernement. On ne voit pas pourquoi le Hezb se passerait d’un exécutif au sein duquel, en l’absence d’un président de la République, ses deux ministres disposent d’un droit de veto sur les moindres décisions.
Ce que veut le Hezbollah, Nabih Berry peut-il ne pas le vouloir ? Le président de la Chambre a beau rechigner au sujet de la prorogation, tous les commentateurs s’accordent à penser qu’au bout du compte, c’est lui qui en fera le lit, même si, en apparence, il cherche à redorer son blason aux yeux de l’opinion, ayant eu à supporter tout le poids de la précédente prorogation.
De fait, la réunion tenue hier en marge de la séance parlementaire dans le bureau de M. Berry, en présence notamment du chef du bloc du Futur, Fouad Siniora, est apparue comme un exercice de brainstorming destiné à mettre au point un scénario viable pour faire passer la pilule de la prorogation. Une date n’a pas encore été fixée, mais on pense que le vote pourrait intervenir à la fin d’octobre, sachant qu’il reste moins d’un mois qui nous sépare de l’expiration du mandat de la Chambre, le 20 novembre.
Dans l’intervalle, les tractations vont bon train entre les blocs politiques et les efforts se concentrent actuellement sur les parties chrétiennes. Samir Geagea et Samy Gemayel se trouvaient hier à Djeddah pour des entretiens avec Saad Hariri et les dirigeants saoudiens. Les Forces libanaises tout autant que les Kataëb s’opposent dans le principe à la prorogation, mais tous deux distillent ces jours-ci l’ambiguïté au sujet de leur décision finale.
De même, la position exprimée hier par le patriarche Béchara Raï à son retour de Rome n’est guère dépourvue d’ambiguïté. Le chef de l’Église maronite refuse certes sa « bénédiction » à la prorogation, mais il fait toujours prévaloir la primauté de l’élection présidentielle sur les législatives.
Seuls les aounistes semblent vouloir aller vers une opposition totale, comme en 2013.
À côté de ce tableau peu engageant de la vie politique, il convient de relever les très intéressants propos tenus hier par le numéro deux du Hezbollah, cheikh Naïm Kassem, quelques jours à peine après sa fameuse sortie sur la nécessité pour toutes les parties au conflit en Syrie de faire des « concessions douloureuses ». Évoquant ce qu’il appelle « l’axe de la résistance », cheikh Kassem y a incorporé « l’Iran, le Hezbollah, la résistance en Palestine et des États et groupes de résistance dans la région et le monde ». C’est tout.
De ces propos, il ressort qu’aux yeux mêmes de ceux qui le soutiennent jusqu’ici à bout de bras, le régime syrien ne mérite plus de figurer nommément sur la liste d’honneur.
Cela en dit long sur l’avenir de ce régime…