La situation
Une inconnue chasse l’autre… Après le raid aérien israélien contre un convoi de hauts responsables du Hezbollah et des gardiens de la révolution islamique iranienne qui effectuaient le 18 janvier une mission de reconnaissance à Kuneitra, dans le Golan – raid qui avait fait six tués, dont un général iranien –, les analystes se perdaient en conjectures sur la nature de la riposte du Hezbollah. L’ensemble des observateurs affirmaient au cours des derniers jours que la réaction du parti chiite ne se ferait pas à partir du territoire libanais.
Ces supputations se sont toutefois avérées infondées. La riposte du parti chiite s’est faite, hier, dans le secteur des fermes de Chebaa. D’aucuns seront tentés d’ergoter sur ce plan en relevant que, juridiquement parlant, cette zone occupée par Israël a toujours eu un statut controversé, plus particulièrement depuis la guerre de juin 1967 lorsqu’elle a été totalement contrôlée par l’État hébreu dans le sillage de l’occupation du Golan, et, de ce fait, ce secteur ne relève pas de la résolution 1701. Il reste que, concrètement parlant, c’est bel et bien à partir du territoire libanais que le Hezbollah a lancé son attaque, en dépit du fait que nombre de dirigeants et de responsables locaux soulignaient la nécessité, au lendemain du raid de Kuneitra, d’éviter au pays une telle aventure. Mais le parti chiite pro-iranien n’en a cure et nous a habitués à ne pas trop s’encombrer des impératifs de la stabilité interne et de la paix civile en territoire libanais…
Aujourd’hui, l’inconnue a changé de camp et les observateurs se perdent maintenant en conjectures sur la nature et le timing de la riposte israélienne à l’attaque de Chebaa. Force est de souligner dans le contexte présent que cette nouvelle inconnue s’accompagne de plusieurs interrogations et d’au moins une observation fondamentale. L’observation se base sur l’étude approfondie de la doctrine du Hezbollah et de la littérature politique qui a marqué la fondation du parti chiite au début des années 80 du siècle dernier. Il ressort clairement d’une telle étude un paramètre que l’on ne rappellera jamais suffisamment, à savoir que, dans le cas du Hezbollah, la décision de guerre et de paix relève directement du guide suprême de la révolution iranienne, en qui le parti chiite a fait acte d’allégeance absolue, dès sa fondation, pour tout ce qui a trait aux grandes décisions d’ordre stratégique. L’attaque d’hier n’a pu donc se faire que sur ordre, ou tout au moins avec l’aval, du guide suprême iranien.
Cette constatation nous amène à une interrogation à laquelle il est difficile pour l’instant de répondre. La riposte du Hezbollah, à partir du territoire libanais, est-elle l’expression d’une volonté de l’aile radicale du pouvoir iranien (les pasdaran, dont le bras armé au Liban est le Hezbollah) de torpiller l’accord sur le nucléaire iranien que l’aile « modérée » (représentée par le président Rouhani et son ministre des Affaires étrangères) semble être sur le point de conclure avec les États-Unis et les grandes puissances ? Dans ce même contexte, existerait-il une volonté commune d’Israël et de l’aile radicale iranienne de saper les ultimes efforts déployés pour finaliser l’accord sur le nucléaire ? Le raid contre Kuneitra serait-il la manifestation de cette volonté israélienne d’enclencher une escalade à la veille d’une nouvelle réunion entre les négociateurs iraniens et occidentaux ? Et l’attaque d’hier contre Chebaa s’inscrirait-elle dans ce même cadre ?
Si des réponses positives sont apportées à ces interrogations, cela signifiera que les risques de grave escalade sont réels. Mais les sources du palais Bustros, proches du ministre des Affaires étrangères, citées par notre correspondant diplomatique Khalil Fleyhane, affirment à ce propos que Washington a entrepris hier des démarches urgentes auprès du Premier ministre israélien afin d’éviter une riposte de grande envergure de la part de l’État hébreu, précisément pour ne pas torpiller les pourparlers sur le nucléaire. Fait important à signaler sur ce plan : une réunion est prévue aujourd’hui, jeudi, à Istanbul, entre négociateurs iraniens, français, britanniques et allemands. Le gouvernement israélien aurait-il dans ce contexte ajourné ses représailles pour simplement ne pas entraver cette réunion, ou s’est-il laissé convaincre réellement par Washington de ne pas s’engager sur la voie de l’escalade ?
Hier soir, le Premier ministre israélien affirmait que ceux qui ont mené l’attaque contre Chebaa en « paieront totalement » le prix. Propos tenus pour la consommation interne, à moins d’un mois des élections anticipées, prévues le 20 février, ou réelle menace annonciatrice d’une action musclée ? Une nouvelle interrogation qui vient s’ajouter aux précédentes et à laquelle il n’est pas aisé d’apporter des éléments de réponse. Une chose paraît toutefois certaine : aussi bien les Israéliens que les mentors iraniens du Hezbollah sont passés maîtres dans les délicates parties d’échecs entre eux, à tel point qu’ils se « comprennent » tacitement et calculent leurs coups en conséquence. Mais à l’ombre de telles parties d’échecs, c’est le pays du Cèdre qui reste, désespérément, otage et victime…