Pour Michel Aoun, il y avait bien loin de la coupe aux lèvres. Pensez donc, peu glorieusement délogé, il y a plus d’un quart de siècle, du palais présidentiel de Baabda où il s’était barricadé, il devait encore ronger son frein quinze années durant dans son exil de la banlieue parisienne. Ce n’est qu’en 2005, peu après l’assassinat de Rafic Hariri et le départ forcé des troupes syriennes qu’il regagnait le pays, où il ne poursuivait qu’avec plus d’ardeur, et au prix des contorsions les plus invraisemblables, le rêve qui n’avait cessé de l’habiter. C’est dire à quel point le champagne qu’il sablera après son élection annoncée, lundi prochain, lui sera agréable au… palais.
Tous ne connaîtront pas cependant un plaisir aussi entier. Pour les plus proches alliés du général comme pour ceux qui, par pur calcul ou nécessité, le portent au pinacle du pouvoir, cette élection en effet a un goût prononcé de doux-amer : elle met un peu tout le monde en porte-à-faux. Dès lors, et tant qu’à boire la tasse, les citoyens, déboussolés par les spectaculaires bouleversements des derniers jours, n’ont d’autre choix que de considérer le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide.
Une victoire pour l’Iran que cette élection ? Oui certes, il serait absurde de le nier ; mais pas aussi totale qu’on veut le faire accroire, puisqu’elle a, pour contrepartie, le retour durable, à la tête du gouvernement, du même Saad Hariri que Téhéran et ses amis locaux se sont longtemps évertués à éliminer de la scène. Pour la même raison, et malgré ses vieux griefs contre Aoun, malgré ses démêlés – notamment financiers – avec l’héritier Hariri, l’Arabie saoudite ne perd pas outrageusement au change. De là où il passait pour avoir tourné le dos à un Liban par trop complaisant pour l’Iran, le royaume wahhabite vient d’ailleurs de faire ostensiblement acte de présence en déléguant un émissaire de haut rang à Beyrouth, où il a multiplié les rencontres avec les divers bords politiques, à l’exclusion du Hezbollah.
C’est dire qu’en dépit d’une conjoncture pour le moins inédite, les jeux sont loin d’être faits, et d’autant plus écrasantes sont, en définitive, les responsabilités que se prépare à endosser Michel Aoun. Militaire de carrière, champion de la reconquête des droits des chrétiens, il est tenu de veiller à l’intégrité d’une armée garante de la souveraineté, mais aussi de prendre ses distances avec toutes les idéologies d’inspiration religieuse, sunnites ou chiites, classées terroristes ou alliées, et qui sont invariablement, toutes, l’antithèse même de la formule pluraliste libanaise. Qu’il s’agisse de la formation du prochain gouvernement ou de l’élaboration d’une nouvelle loi électorale, du Tribunal spécial pour le Liban ou de la neutralité face au conflit de Syrie, le général, lié par des engagements on ne peut plus contradictoires, devra prendre des cours accélérés de funambulisme. En prime, l’attend une lecture respectueusement attentive de cette Constitution si souvent rudoyée au cours de son ascension, et dont l’homme du moi ou personne sera désormais, sous serment, le gardien…