S’il peut paraître utile de revenir sur le rassemblement de dimanche dernier devant le palais du peuple, qui pourtant a déjà fait couler beaucoup d’encre et de salive, c’est pour relever les prolongements surtout militaires d’une célébration qui se voulait populaire.
J’écris bien célébration et non commémoration, terme qui eût été bien plus adéquat s’agissant d’un événement aussi désastreux que l’irruption, le 13 octobre 1990, des troupes syriennes au siège de la présidence de la République et au ministère de la Défense : impensable première, suivie de massacres d’officiers et de leurs soldats coupés de leur commandement, dans la sanglante confusion qui suivit la reddition du général Michel Aoun, réfugié à l’ambassade de France.
Ce que la pure décence requérait pour l’évocation de cette hécatombe, ce n’était pas des harangues inexplicablement conquérantes, encore plus inopportunes que ces victoires divines revendiquées par le Hezbollah. Ce n’est pas une joyeuse kermesse que l’on attendait, mais un grave, un muet moment de recueillement. Les véritables et infortunées vedettes de cette journée, ce n’étaient pas les organisateurs, mais les dizaines d’officiers et de soldats froidement exécutés par la soldatesque syrienne. Las, il n’y avait même pas de tombes à fleurir. À ce jour en effet, nul ne sait où se trouvent les fosses communes où ont été inhumés ces sacrifiés, pas plus que l’on n’est fixé d’ailleurs sur le sort de ceux emmenés en captivité, le régime de Damas se refusant à reconnaître ses crimes. C’est le même silence qu’avait observé, cinquante ans durant, l’Union soviétique, avant de reconnaître sa responsabilité dans l’horreur de Katyn, où des milliers d’officiers polonais faits prisonniers furent massacrés sur l’ordre de Staline. À quand un Gorbatchev syrien en quête de pardon ? Les organisateurs n’auront pas attendu son apparition pour passer l’éponge. Et même faire front commun avec l’ennemi d’hier…
Il faut dire qu’ici davantage qu’ailleurs, ce sont des destins on ne plus opposés qui attendent ceux qui embrassent la carrière militaire. Les moins chanceux y laissent leur vie, non seulement en défendant le territoire national mais aussi – et beaucoup trop souvent – dans des incidents locaux résultant de la prolifération des armes ; ceux-là perdent davantage même que la vie, quand ils sont froidement passés aux pertes et profits par une autorité politique prompte à enterrer les enquêtes, pour prétendue raison d’État. Oubliés de même, ces deux douzaines de soldats et gendarmes retenus en otage depuis plus d’un an par les terroristes, les dirigeants n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les termes d’une négociation.
Tenaces, ne risquant pas l’oubli, sont en revanche les ambitions présidentielles qui habitent fréquemment les commandants de l’armée. À l’ombre d’une démocratie assez spéciale certes, mais tout de même enviée de nos voisins, non moins de trois commandants ont déjà accédé à la magistrature suprême et l’actuel détenteur du titre, parvenu presque à l’âge de la retraite, passe pour lorgner, à son tour, sur Baabda. Il n’est pas le seul, on s’en doute. C’est en président potentiel, et même en président de droit divin, que continue de se poser Michel Aoun. Si cela s’avère impossible, c’est son général de gendre, officier de grande valeur au demeurant, et lui aussi en instance de retraite, que paraît résolu à aligner le chef du Courant patriotique libre. C’est du moins ce que laissent croire les pancartes géantes arborées durant ce mémorable dimanche. Un dimanche où les étoiles d’épaulette étaient bien là, mais où la mémoire, elle, faisait cruellement défaut.