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Le bras de fer entre le Courant patriotique libre et les Forces libanaises autour de leur part dans le gouvernement que doit former le Premier ministre désigné Saad Hariri constitue une nouvelle phase dans les relations tumultueuses entre ces deux formations qui occupent la scène politique chrétienne depuis près de 30 ans.
De la “guerre d’élimination”, qui a opposé en 1990 les hommes du général Michel Aoun, alors commandant en chef de l’armée libanaise, à ceux de Samir Geagea, alors chef de la milice chrétienne, à l’accord de Meerab du 18 janvier 2016, qui a contribué à l’élection du fondateur du CPL à la présidence de la République grâce au soutien du leader des FL à sa candidature, retour sur les rapports entre les deux partis qui se sont affrontés puis retrouvés dans le même camp durant la période de la tutelle syrienne sur le Liban de 1990 à 2005 mais entre lesquels le fossé se creuse de plus en plus depuis les législatives du 6 mai.
“Guerre d’élimination”
En 1988, après l’échec du Parlement à élire un nouveau chef de l’Etat, le président sortant, Amine Gemayel, nomme un gouvernement militaire dirigé par Michel Aoun, qui compte plusieurs faits d’armes à son actif. Mais le président du Conseil sortant, Sélim el-Hoss, refuse de céder son poste. Le gouvernement de M. Aoun s’installe à Beyrouth-Est, après avoir été amputé de ses trois membres musulmans sous la pression de la Syrie.
Dans le but de restaurer l’autorité de son gouvernement sur ce territoire, Michel Aoun lance, en 1989, l’armée à l’assaut des FL de Samir Geagea, bras armé de la résistance chrétienne depuis le début de la guerre civile, qui contrôlent les ports. C’est le début de la “guerre d’élimination”, une période de combats fratricides meurtriers dans les zones chrétiennes, qui dure plus d’un an et divise durablement le camp chrétien.
Les désaccords de fond entre les deux hommes sur le lancement de la “guerre de libération” contre l’armée syrienne le 14 mars 1989 et l’accord de Taëf, signé le 22 octobre de la même année, puis la dissolution de la milice, ordonnée par Michel Aoun le 31 janvier 1990, finissent de consacrer la rupture entre les deux camps qui se disputent la légitimité de la rue chrétienne.
L’exil et la prison
Le 13 octobre 1990, le président syrien Hafez el-Assad lance ses troupes à l’assaut des régions contrôlées par Michel Aoun, dont le palais présidentiel de Baabda. Le général Aoun annonce sa reddition puis se réfugie à l’ambassade de France à Beyrouth avant de s’exiler en France en août 1991. Un an plus tard, il lance, avec des proches, son mouvement, le Courant patriotique libre, qu’il dirige depuis la France.
Après la guerre, les Forces libanaises deviennent un parti politique. Durant cette période, Samir Geagea est courtisé afin d’entrer au gouvernement. En refusant, il s’attire les foudres de Damas. Le parti des Forces libanaises est dissous en 1994. Un mois plus tard, Samir Geagea est arrêté, accusé d’avoir assassiné quatre personnalités politiques, dont l’ancien Premier ministre, Rachid Karamé, en 1987 et le leader du Parti national libéral, Dany Chamoun, ainsi que sa famille, en 1990. Il est condamné à trois peines de mort commuées en prison à vie. Samir Geagea est le seul chef de milice à avoir été emprisonné après le conflit. Il est placé en isolement total, dans une cellule de 6 mètres carrés dans un sous-sol du ministère de la Défense.
Front commun contre la tutelle syrienne
Michel Aoun exilé, Samir Geagea incarcéré, les deux formations se retrouvent, au milieu des années 90, forcées d’agir dans la clandestinité sur le territoire libanais pour une même cause : la résistance à la tutelle de Damas.
Les sympathisants du CPL et des FL sont étroitement surveillés par les services de sécurité officiels qui craignent la résurgence de ces partis en opposition frontale au pouvoir syrien et à ses affidés libanais. Les chrétiens boycottent les élections législatives de 1992, les premières depuis la fin de la guerre.
C’est d’abord dans les milieux estudiantins, où les deux formations agissent de concert, que l’opposition à l’ordre établi éclate au grand jour. De nombreuses manifestations sont organisées et violemment réprimées. Progressivement, l’exclusion de ces deux partis du jeu politique est vécue comme une volonté de marginaliser l’ensemble de la communauté chrétienne. Dans ce contexte, les élites politiques chrétiennes anti-syriennes, parrainées par le patriarche maronite Mgr Nasrallah Sfeir, se réunissent pour former un front commun d’opposition anti-syrienne.
2005, le retour en grâce
L’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005, lance la Révolution du Cèdre, marquée par le déferlement d’un million de Libanais à Beyrouth pour réclamer le départ des troupes syriennes du Liban. Le courant aouniste et les Forces libanaises prennent part à ce soulèvement populaire.
Le 28 avril, l’armée syrienne quitte le Liban. Le 7 mai, Michel Aoun revient à Beyrouth après 15 ans d’exil. Il est élu député lors des élections législatives du 14 juin, à la faveur d’un “tsunami” qui permettra au CPL de remporter 21 sièges (dont 15 à des membres du parti) au total. En face, les FL s’allient avec le courant du Futur et le PSP du leader druze Walid Joumblatt au sein de la coalition du 14 Mars, qui remporte la majorité absolue au Parlement. Les FL remportent 5 sièges. C’est la première fois que les deux formations entrent au Parlement.
Le 18 juillet, la Chambre vote l’amnistie de Samir Geagea qui est libéré 8 jours plus tard. Les chrétiens retrouvent leurs leaders politiques au Liban, libres de leurs mouvements.
Forte opposition
Ces premières législatives post-retrait syrien rangent les FL au sein de la majorité et le CPL dans l’opposition. Le gouvernement issu de ces élections comprend les pôles du 14 Mars, ainsi que le tandem chiite Amal-Hezbollah, mais pas le CPL qui s’est allié pour ce scrutin à des personnalités étiquetées prosyriennes.
Le fossé se creuse entre les deux formations. Leurs divergences sont plus exacerbées par la signature, le 6 février 2006, du document d’entente entre le courant aouniste et le Hezbollah, allié du pouvoir syrien. Les FL et le 14 Mars y voient un alignement sur le régime syrien et sur l’Iran, ainsi qu’une légitimation des armes du parti chiite, hors du contrôle de l’Etat. Michel Aoun explique que le retrait de l’armée syrienne a ouvert une nouvelle phase. Un nouveau positionnement illustré par la visite du leader du CPL en Syrie en décembre 2008, où il rencontre le président syrien Bachar el-Assad.
A l’occasion des législatives de 2009, le CPL, qui remporte 18 sièges, et les FL 8 sièges, renforcent leur présence au sein du Parlement.
Défendre les chrétiens
Ces 10 dernières années, le CPL et les FL, qui représentent les deux plus importants partis sur la scène chrétienne, se sont écharpés sur la représentation politique des chrétiens au Liban, principalement sur deux sujets : la présidence de la République et la loi électorale.
Durant le mandat de Michel Sleiman, sur base d’un compromis à la tête de l’Etat en 2008, alors que Michel Aoun avait déclaré sa candidature en tant que chef du premier parti chrétien, le CPL et les FL se sont emparés du dossier de la loi électorale qui, selon l’ensemble des formations politiques, était défavorable aux chrétiens. Plusieurs propositions sont mises sur la table, dont celle de la “Rencontre orthodoxe” qui proposait que les électeurs élisent les députés appartenant à leur communauté. Après avoir soutenu le CPL dans ce projet, les FL ont finalement opté pour un scrutin mixte alliant système majoritaire et proportionnel. Malgré cette volte-face vécue comme une “trahison” par les cadres et les partisans aounistes, les prémices d’un rapprochement entre les deux partis apparaissent.
Le rapprochement
Au moment du vide présidentiel en 2014, M. Sleiman ayant achevé son mandat sans qu’aucun successeur n’ait été élu, et alors que le nom de Michel Aoun est sérieusement évoqué pour ce poste, les deux formations entament un dialogue en coulisses. Le 2 juin 2015, Samir Geagea se rend à Rabieh pour s’entretenir avec M. Aoun, une première depuis 2005. Ils signent une déclaration d’intention commune afin que les chrétiens reprennent l’initiative de l’élection d’un nouveau président.
Après plusieurs rencontres s’étalant sur plusieurs semaines, notamment entre Ibrahim Kanaan, député CPL, et Melhem Riachi, alors membre du directoire FL, Michel Aoun, qui quitte durant cette période la présidence du CPL passant le relais à son gendre Gebran Bassil, se rend à Meerab le 6 janvier 2016 pour officialiser le soutien de Samir Geagea à sa candidature à la présidence de la République. Un soutien qui se traduit par l’élection, le 31 octobre de la même année, de Michel Aoun à la tête de l’Etat.
L’exercice du pouvoir
Le premier gouvernement du mandat Aoun, formé par Saad Hariri en décembre 2016, comprend 8 ministres nommés par le CPL et le nouveau chef de l’Etat, et 4 ministres nommés par les FL, à qui ont été attribués des portefeuilles stratégiques.
Mais des divergences apparaissent rapidement entre les deux camps sur plusieurs dossiers, notamment celui de l’électricité, sur lequel les FL accusent le CPL, qui a occupé plusieurs ministères de services ces 10 dernières années, de mauvaise gestion et d’avoir utilisé ces ministères pour leurs intérêts particuliers.
Les élections législatives du 6 mai dernier renforcent un peu plus l’emprise des deux formations sur la scène politique chrétienne. A l’issue d’une campagne où les deux partis se sont frontalement opposés, le CPL remporte 19 sièges, les FL 15, ces dernières doublant quasiment leur nombre de sièges. Les deux formations s’écharpent à nouveau sur la question du leadership chrétien, qu’elles revendiquent.
Dans le cadre des négociations sur la formation du gouvernement, les FL réclament un nombre de portefeuilles correspondant à leur nouveau poids parlementaire alors que le CPL, de son côté, réclame le ministère des Finances ou celui de l’Intérieur. En attendant la naissance du gouvernement, les accusations fusent entre les deux camps, pouvant laisser penser que l’alliance entre Rabieh et Meerab risque d’être sérieusement ébranlée.