La situation
La suspension des réunions du Conseil des ministres depuis deux semaines, qui produit de facto une paralysie totale des institutions, doit encore se poursuivre la semaine prochaine, estiment des sources ministérielles concordantes. Faut-il lire cette phase comme celle de l’attente d’une éclaircie régionale, annoncée par de nouveaux indices diplomatiques qui attendent toutefois d’être vérifiés ? Ou bien faut-il y voir une manifestation des rapports de force intérieurs, un test de l’efficacité de la rétorque, préconisée notamment par les centristes, à la méthode aouniste ?
De plus en plus d’appels sont lancés directement – y compris hier par Sejaan Azzi et Nagib Mikati – au Premier ministre Tammam Salam, l’incitant à utiliser ses prérogatives constitutionnelles face aux exigences des ministres du CPL d’achever le débat sur les nominations sécuritaires en Conseil des ministres préalablement à l’examen de toute autre clause à l’ordre du jour. Mais le Premier ministre détient la prérogative constitutionnelle de fixer seul l’ordre du jour, c’est-à-dire de décider de prendre en compte ou non les clauses proposées par les différentes parties au gouvernement.
Or, le Premier ministre continue de se montrer réticent quant à l’usage de ses prérogatives. Les ministres du 14 Mars qui se rendent au Grand Sérail, comme hier le ministre des Télécommunications, Boutros Harb, l’incitent à convoquer à une réunion ministérielle au plus vite, quitte à soumettre la question des nominations sécuritaires au débat, et à y mettre un terme lorsque ce débat se heurtera à une impasse, indépendamment de la manière dont les ministres aounistes risquent d’y réagir. « J’ai demandé au Premier ministre de convoquer le Conseil lundi avant jeudi : étant donné que l’ordre du jour est déterminé depuis trois semaines, il n’a plus l’obligation d’attendre les avis des ministres préalablement à la convocation. Celle-ci peut se faire à tout moment », explique Boutros Harb à L’Orient-Le Jour. Il estime que « l’abstention du Premier ministre à convoquer le gouvernement à une réunion ne fait qu’encourager ceux qui continuent de recourir au chantage politique et qu’accentuer leur nuisance ».
Le Premier ministre se serait montré réceptif à cette proposition, même s’il continue de se conformer « aux souhaits du président de la Chambre Nabih Berry et du chef du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt, de tenter encore la voie de la conciliation entre ses prérogatives et les demandes aounistes », explique Boutros Harb. Cela veut-il dire que la suspension des réunions ministérielles est amenée à se prolonger ? « Nous espérons que ce ne sera pas le cas, car cela ne fera qu’encourager les autres de camper sur leur position », précise-t-il. Pour lui, « les dialogues en cours ne doivent pas se dérouler au détriment des principes constitutionnels, ni encourager au boycottage
Il semble que le président de la Chambre soit sensible à cette nuance.
S’il favorise le dialogue pour résoudre la crise ministérielle, il se démarque en même temps du Hezbollah en déclarant sa volonté de rester au sein de l’exécutif. Boutros Harb n’est pas d’avis que le président Berry serait plutôt en train d’exprimer ce que le Hezbollah pense tout bas. « Je suis certain que si la position de Michel Aoun contredisait les intérêts du Hezbollah, il ne s’y serait pas attaché », estime-t-il.
En plus du fait de se démarquer donc (exceptionnellement) du Hezbollah, Nabih Berry tenterait un forcing subtil avec le chef du bloc du Changement et de la Réforme, le général Michel Aoun. De source informée, il serait en effet derrière la fuite du rapport de l’ambassadeur du Liban à Moscou, Chaouki Bou Nassar (proche de Walid Joumblatt), sur les positions du vice-ministre russe des Affaires étrangères, Mikhaïl Bogdanov, publié aujourd’hui dans les quotidiens as-Safir et al-Akhbar, proche du 8 Mars. Dans ce rapport, Bogdanov critique « l’entêtement de Michel Aoun à se porter candidat à la présidence », un entêtement qui non seulement nuit à « la stabilité du Liban et aux intérêts des chrétiens », mais aussi au général Aoun lui-même. La persistance de ce dernier « lui fera perdre d’autres positions, comme le commandement de l’armée et d’autres postes-clés », selon les propos de Bogdanov tels que rapportés par l’ambassadeur libanais dans son rapport.
Autrement dit, la fuite de ce document aurait pour effet de signaler au général Michel Aoun que ses chances d’accéder à la présidence sont pour le moins incertaines. Pourquoi, dès lors, s’aventurer à bafouer les chances qu’il détient encore, au sein du Conseil des ministres, pour préserver les postes-clés des institutions, à commencer par le commandement de l’armée ?
Certains observateurs tentent de limiter la portée de ce rapport en jugeant que « le vice-ministre russe des AE n’a fait qu’exprimer le souhait de voir élire un candidat consensuel » sans que cela ne vise Michel Aoun directement. Les milieux du CPL s’alignent sur ce point de vue. « La position du général ne peut lui être dicté ni par la Russie ni par nul autre camp, et elle n’obéit qu’à la volonté populaire », ajoute l’ancien ministre Gaby Layoun à l’agence al-Markaziya en rappelant que « des sondages sont prévus pour montrer ce que veulent les Libanais : même si le général Aoun renonçait à sa candidature, les Libanais s’insurgeraient contre sa décision. Sa candidature n’est pas un souhait personnel ». Un rassemblement populaire doit se tenir demain à Rabieh, par lequel le CPL souhaite raviver les images des manifestations populaires plébiscitant les options du général Aoun, comme au palais de Baabda en 1989. Ce que d’aucuns dénoncent déjà comme le summum de la dérive populiste vers le pouvoir personnel, qui a justifié jusque-là tous les blocages.