John Kerry se recueillant sur le mémorial d’Hiroshima, en marge de la conférence du G7, c’est incontestablement un grand moment. John Kerry, les tripes nouées par l’émotion, selon ses propres termes, c’est sacrément poignant. Et John Kerry invitant le président des États-Unis à entreprendre un jour le même et bouleversant pèlerinage, Kerry appelant à l’élimination des armes nucléaires et à la fin de toutes les guerres, c’est du domaine du grandiose.
Et pourtant il y a, dans tout ce bain de tristesse, comme un goût d’inachevé. Car même si on ne peut comparer l’incomparable, le chef du département d’État à Hiroshima, ce n’est tout de même pas le chancelier Willy Brandt s’agenouillant hors programme, en 1970, devant le monument des victimes juives de l’insurrection du ghetto de Varsovie contre l’occupant nazi. Le faible ne peut jamais pardonner, le pardon est l’apanage du fort, disait Indira Gandhi. Or demander à être pardonné requiert plus de force encore. Récompensé par un prix Nobel de la paix, le geste hautement symbolique du chancelier ouest-allemand de l’époque avait ainsi été jugé excessif par près de la moitié de ses concitoyens.
Aujourd’hui alliés des États-Unis, il est clair que les Japonais ont passé l’éponge. Mieux encore, et sans omettre un seul instant de cultiver la mémoire des victimes d’Hiroshima et de Nagasaki, ils n’ont jamais fait de cette tuerie de masse un instrument de chantage et d’extorsion politique, tel Israël brandissant invariablement l’horreur de l’Holocauste pour tenter de légitimer ses propres atrocités. Quoi qu’il en soit, il n’était absolument pas question pour le chef de la diplomatie américaine de se livrer publiquement à un quelconque acte de contrition. Des excuses c’est non, de la peine c’est oui, avait d’ailleurs averti un de ses proches collaborateurs.
C’est que Washington ne s’est à aucun moment départi de sa thèse, selon laquelle les premières hécatombes de l’ère nucléaire avaient permis de mettre aussitôt un point final à la Seconde Guerre mondiale et d’épargner de la sorte les vies de centaines de milliers de soldats américains. Implacable de rigueur arithmétique et néanmoins glaçant est l’argument, et contrairement à une légende tenace, le pilote qui lança la première bombe, Little Boy, ne s’est pas fait prêtre trappiste : il a poursuivi une belle carrière militaire et s’est toujours refusé à formuler le moindre regret pour avoir actionné le fatidique largage.
Regret : le voilà bien, cependant, le mot-clé, celui-là même que l’on eût souhaité entendre s’échapper de la gorge nouée du chef de la diplomatie US. Ni excuses jugées hors de mise ni trémolos dans la voix, mais un simple, un sincère regret face aux effroyables choix que commande la conduite de la guerre moderne.
Premier dirigeant américain de haut rang à se rendre dans ce qui fut le premier Ground Zero de tous les temps, John Kerry fait certes son entrée dans l’histoire. Mais pour s’y engouffrer, peut-être n’a-t-il pas emprunté la plus grande des portes.