Comme promis, le ministre de la Santé, Waël Bou Faour, a publiquement lancé hier le projet de la prise en charge hospitalière gratuite pour tous les Libanais âgés de plus de 64 ans et qui ne bénéficient pas de couverture médicale. Bien que cette initiative constitue une première dans un pays où les seniors doivent souvent se tourner vers les assurances privées, elle pose de nombreuses interrogations quant à son mécanisme de fonctionnement, son financement et sa pérennité.
L’annonce de M. Bou Faour a été faite à partir du Grand Sérail, en présence notamment du Premier ministre, Tammam Salam, et du ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, lors d’une conférence de presse. « Nous tentons avec vous, M. Salam, ainsi qu’avec d’autres ministres, de raviver l’espoir » des Libanais, a déclaré le ministre de la Santé au début de son allocution. « Nous cherchons à assurer les droits des individus en tant que tels, indépendamment de leurs affiliations politiques ou confessionnelles », a-t-il ajouté. Prenant ensuite la parole, le chef du gouvernement a déclaré : « Les personnes âgées au Liban ont besoin d’une couverture médicale et nous devons prendre soin d’eux. » Il a ensuite adressé ses félicitations au ministre de la Santé pour cet « accomplissement », qualifiant le projet d’« ambitieux ».
« Il y a clairement un danger d’abus »
À l’heure actuelle, le ministère de la Santé couvre 95 % des frais d’hospitalisation dans les hôpitaux publics et 85 % dans les hôpitaux privés pour les patients qui bénéficient de son aide. Le reste de la facture, respectivement 5 % et 15 % du montant, est d’habitude réglé par le patient. L’objectif de M. Bou Faour est de faire en sorte que le ministère de la Santé puisse couvrir le pourcentage payé par les patients afin de leur permettre de se faire traiter gratuitement. Il prévoit, pour ce faire, un montant annuel de 17 milliards de livres libanaises (environ 11,33 millions de dollars) qui devra être ajouté au budget annuel alloué par l’État au ministère. Sauf que le gouvernement n’a pas réussi à voter de budget depuis 2005…
Ce qui change donc dans le nouveau projet est le fait de décréter que tous les Libanais de plus de 64 ans sont éligibles sur critères pour bénéficier de cette manne, ce qui signifie, théoriquement du moins, que cette catégorie de personnes pourrait désormais se passer de contracter une assurance privée.
Il y a cependant loin de la coupe aux lèvres.
« Le ministère de la Santé a un budget de 450 millions de dollars par an pour l’hospitalisation dans le privé et dans le public. Les 17 milliards de livres supplémentaires feront partie de son budget, mais ils ne lui ont pas encore été alloués. Ils devront lui être accordés lors de la discussion du budget, si elle a peut-être lieu dans vingt ou trente ans », souligne le député Atef Majdalani, qui préside la commission parlementaire de la Santé.
M. Majdalani précise que la somme des 17 milliards de livres a été déterminée par le ministère de la Santé, « suite à une étude basée sur le nombre de patients qui profitent actuellement de son aide » et non en prévision du nombre futur des seniors susceptibles de demander l’aide du ministère. Walid Ammar, directeur général du ministère de la Santé, affirmait il y a quelques jours au quotidien an-Nahar que le ministère dépense 107 milliards de livres libanaises (71,3 millions de dollars) pour couvrir l’hospitalisation des plus de 64 ans, alors que ces derniers doivent régler eux-mêmes 17 milliards de livres. Le but du ministère serait donc de couvrir cette somme, selon M. Ammar, cité par an-Nahar.
« Rien n’empêche que certaines personnes mettent fin à leurs polices d’assurance privée pour se faire soigner aux frais du ministère. Toute la question est là. Les 17 milliards de livres pourront rapidement s’avérer insuffisants et il faudra chercher d’autres ressources », ajoute M. Majdalani.
« Le système de santé a besoin d’être repensé »
M. Bou Faour a annoncé que sera mis en place un mécanisme entre le ministère de la Santé et les assurances, « afin qu’il n’y ait pas de migration de bénéficiaires ». Il a ensuite expliqué qu’il y aura « des mécanismes afin de lutter contre la fraude. Il y aura des critères à respecter, afin de distinguer les cas urgents de ceux qui le sont moins. Les Libanais ne seront pas empêchés d’être hospitalisés, mais ceux dont l’hospitalisation ne s’impose pas ne seront pas admis au sein de ces établissements ». Et le ministre de préciser que « ces critères d’admission seront applicables immédiatement », sans toutefois donner plus de détails sur lesdits critères.
Selon M. Majdalani, « le critère pris en compte est celui d’avoir besoin d’être hospitalisé ». « Il y a clairement un danger d’abus et un risque d’avoir plus de dépenses. C’est là le danger de la gratuité. Il faut que les patients paient au moins une somme symbolique », estime-t-il.
« Chaque hôpital a un seuil financier consacré mensuellement aux patients qui sont à la charge du ministère de la Santé. Ce seuil est souvent dépassé vers le vingtième jour du mois, et c’est pour cela que les hôpitaux privés refusent quelquefois des patients. Avec le projet de M. Bou Faour, ce seuil risque d’être atteint encore plus rapidement, souligne M. Majdalani. Si les seniors laissent tomber leurs assurances, rien ne garantit qu’ils ne seront pas refusés dans les hôpitaux privés sous prétexte que ces derniers ont atteint leur plafond. Rien ne permet donc de savoir si les hôpitaux privés vont suivre les directives du ministère, si ce n’est la bonne conscience de leurs propriétaires. » Il ajoute toutefois que le ministre de la Santé a prévu de travailler avec des compagnies privées (employées d’habitude par les assurances) afin de surveiller l’application de sa décision dans les hôpitaux.
Pour M. Majdalani, il est clair que « le système de santé au Liban a besoin d’être repensé ». « Le courant du Futur a présenté en 2015 un projet de loi pour la réforme du système de santé. Cette loi prévoit de munir les patients d’une carte de santé, d’assurer la continuité de la couverture de la CNSS pour les plus de 64 ans ainsi que la mise en place d’un vrai système de retraite. Cette loi a besoin d’être votée en séance plénière, sauf qu’il faudrait d’abord que le Parlement se réunisse », conclut-il.