Au début, il y avait l'(Ass)ange. Blond, presque blanc, comme l’albinos chez Dan Brown, mais au service du bien. Ou plutôt, par-delà le bien et le mal, au service exclusif de sa majesté le consommateur. Il voulait être plus fort que Robin des Bois, plus fort que Batman, plus fort que Mark Zuckerberg, plus fort que les fameux Big Four, ce Chinois, cet Américain, cet Anglais et cette Française, maîtres monstrueux de la planète, accouchés par Agatha Christie. Il voulait moins être craint par les grands de ce monde qu’adulé par l’internaute postpubère et la ménagère de moins de cinquante ans. Et par tous les autres. Pas parce qu’il leur donnait le droit d’écrire l’histoire ou qu’il leur permettait de tenir la main de James Bond, mais parce qu’il leur offrait la possibilité de pousser jusqu’au climax ce vice, ou cette vertu, c’est pareil, universel(le) : fouiller impunément dans les affaires d’autrui.
Au début, ça marchait. Beaucoup pensent que sans WikiLeaks, la révolution du Jasmin en Tunisie et la chute de Ben Ali n’auraient pas eu lieu. Que le favori à l’élection kényane, accusé de détournement de fonds, aurait gagné. Que les überbanques Julius Bär ou Kaupthing n’auraient pas été mises sur la sellette. Et puis, petit à petit, la machine s’est mise à crachoter. À s’enrayer. Le consommateur a commencé à se rendre compte que WikiLeaks ne faisait que confirmer ce qu’il soupçonnait déjà, ou ce que certains médias évoquaient. Rien n’est plus volatil qu’un consommateur qui n’est pas surpris, étonné, ébloui : il regarde d’un œil, puis il zappe, persuadé, pendant que triomphent la rumeur-reine et le journalisme-social network, que s’il se doute, c’est donc qu’il sait. Il zappe ainsi beaucoup depuis 2012 : avec les Syria Files, avec le Detainee Policies sur les politiques de détention aux États-Unis, avec les Kissinger Cables en 2013, jusqu’en ce juin 2015, avec les Saudi Cables. Dont certains resteront comme des bijoux de lapalissades 100 % made in Lebanon : qui pouvait douter un instant que des figures du 14 Mars, politiques et médiatiques, n’allaient pas faire avec Riyad ce que leurs équivalents du 8 Mars ont fait avec Téhéran : demander des pétrodollars, le nerf de la guerre ?
Julian Assange vit bunkérisé depuis trois ans à l’ambassade d’Équateur à Londres. Dehors, ses WikiLeaks vivotent. Survivent. Dénervés. Délinkés, bizarrement, alors que tout et tout le monde se noient dans l’hyperconnexion. Si WikiLeaks va continuer à faire avec ce qui lui tombe sous la main, si WikiLeaks va continuer à se contenter de merles au lieu de grives, WikiLeaks va mourir. Ce serait bête : plus que jamais, le monde a besoin de fuites. De réponses. Quelques-unes sont urgentes : pourquoi, par exemple, les États-Unis sont de nouveau plongés dans les affres insondables du racisme ? Qu’est-ce qui se passe dans les commissariats US ? Et dans la tête de certains Blancs ? Et de certains Noirs ?
Pour ne pas se faire bouffer cru par l’Araignée, impitoyable et gloutonne, pour continuer à squatter sa Toile, WikiLeaks ne peut plus se contenter de renseigner, ou de confirmer : comme tous, WikiLeaks devra désormais informer. Avant tout, et de préférence avant les autres.