Tout le monde le répète depuis des lustres : il faut changer la loi électorale ! Hommes politiques, militants de la société civile, commentateurs de tous poils, tous conviennent qu’une modification du mode de scrutin en vigueur pour les élections législatives et/ou du découpage des circonscriptions constitue le passage obligé vers l’État démocratique moderne. Et inversement, que l’inaction dans ce domaine est synonyme d’archaïsme, de stagnation… pire, d’injustice, de sous-développement et de corruption.
Il est tout à fait établi, partout dans le monde, que le système électoral est un puissant régulateur de la vie politique, en ce sens qu’il induit et génère le mécanisme complexe par le biais duquel les acteurs politiques s’adaptent aux enjeux, puis évoluent au sein des institutions. C’est en quelque sorte l’huile nécessaire pour le bon fonctionnement de la machine.
Mais s’il joue un rôle tout à fait décisif dans la facilitation de l’alternance démocratique et la genèse des majorités de gouvernement, le système électoral n’a pour autant pas vocation, en démocratie, à être en soi un outil de transformation de la société, un générateur de culture politique ou même un filtre de nouvelles élites. Tout au plus peut-il, en sus de sa fonction principale, servir d’instrument pour la mise en œuvre de ce qu’on appelle l’Affirmative Action, c’est-à-dire la fixation de quotas plus ou moins contraignants pour imposer ou encourager la représentation parlementaire de certaines catégories de la société (femmes, communautés, minorités ethniques ou raciales, etc.). Vouloir attribuer à la loi électorale des missions plus poussées, au service d’une idéologie quelconque, nous sortirait inexorablement du cadre de la démocratie classique.
Dès lors, s’agissant du Liban, il convient en premier lieu de mettre un bémol à l’enthousiasme débordant d’un grand nombre d’hommes politiques, d’intellectuels et de militants qui s’efforcent de faire passer dans l’opinion l’idée selon laquelle l’adoption d’un système électoral « moderne » nous mènerait à peu près fatalement à la république de Platon. Pourquoi ce pessimisme ? Simplement parce qu’il n’existe nulle part au monde un système électoral idéal. Tous les modes de scrutin ont quelques qualités et beaucoup de défauts, même si ces qualités et ces défauts diffèrent selon les pays.
Ensuite, il faut dénoncer une supercherie – ou le fruit de l’ignorance – dans la démarche de certains acteurs qui confondent les concepts et réclament la chose et son contraire : par exemple, lorsqu’on prétend vouloir une loi électorale à la fois « plus représentative » et qui « favorise la cohésion » des Libanais. Manifestement, le second objectif ne peut, très souvent, être obtenu qu’en transigeant quelque peu sur le premier… Et qu’en serait-il lorsqu’on y ajoute un troisième objectif, plus ambitieux encore, et souvent cité, celui de renouveler de fond en comble le personnel politique ?
Croire que la classe politique libanaise actuelle n’est guère représentative des électeurs, du fait de l’existence d’une loi électorale – incontestablement – médiocre, est une absurdité ou du moins une grande exagération. Ce constat, cependant, ne justifie nullement l’inaction et l’absence de réforme. Des améliorations, des rectifications sont nécessaires et mêmes possibles, à condition simplement de fixer des objectifs réalistes et de s’y tenir, tout en respectant le cadre démocratique. Bref de savoir à peu près ce qu’on veut…
Le legs de la commission Boutros
Aspirer à une meilleure représentation politique de la société est d’ailleurs une constante de toute démocratie qui se respecte, au même titre que la recherche de la bonne gouvernance. Mais une loi électorale ne se résume guère uniquement à un mode de scrutin et à un découpage. Les dispositions sur les autres aspects du déroulement des élections sont tout aussi importantes.
Il y a plusieurs années, la commission sur la loi électorale présidée par l’ancien ministre Fouad Boutros avait mis au point le projet de réforme le plus complet de l’histoire du pays. Certes, la partie consacrée au mode de scrutin et au découpage des circonscriptions ne brillait pas par une grande originalité, parce que la commission avait sur ces points les mains liées, mais, pour le reste, ses propositions étaient absolument incontournables et le sont plus que jamais aujourd’hui.
Il en est ainsi par exemple de l’exigence de l’établissement de bulletins de vote unifiés. Ce serait une honte, en effet, que, sous prétexte qu’on ne parvient pas à changer de mode de scrutin, les prochaines législatives perpétuent la tradition bien libanaise de la foire aux bulletins à l’extérieur des bureaux de vote, une foire où tout est possible, comme les « listes piégées » dans lesquelles on a préalablement remplacé le nom d’un candidat (que certains de ses alliés voudraient voir battu ou devancé) par un autre d’une liste adverse, dans l’espoir que l’électeur plus ou moins analphabète, distrait, myope ou mal informé ne verra pas la supercherie ; ou encore l’impression de bulletins sur lesquels aucun espace blanc n’a été laissé, de manière à dissuader l’électeur de procéder à un panachage de noms entre les listes, comme le système majoritaire plurinominal en vigueur le lui permet.
Quant au casse-tête du contrôle des dépenses électorales, la commission Boutros avait certes planché dessus et adopté un certain nombre de mesures, au même titre que d’autres projets d’ailleurs, mais il convient ici de noter le caractère illusoire des tentatives visant à dissocier les dépenses électorales du financement de la vie politique en général. Ce problème est si étroitement lié à la culture et au développement politique de la société qu’on ne voit pas comment, dans le contexte libanais, et même s’il existe une volonté en ce sens chez certains membres de la classe dirigeante, on pourrait parvenir de sitôt à mettre en place un arsenal législatif concret dans ce domaine.
Allez demander au Hezbollah, par exemple, de rendre publics ses comptes !
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