« Je voulais mourir, parce que je ne peux plus supporter cette chaîne d’injustices implacable. » Brûlé au troisième degré, le corps frémissant de douleur, Mohammad Harz tient à exprimer une souffrance autrement plus insupportable que celle provoquée par le feu qui lui a ravagé le corps.
Devant la foule de manifestants qui continuait de protester hier pour la libération des deux derniers activistes détenus suite aux émeutes du 8 octobre, le jeune homme s’est aspergé d’essence et s’est immolé par le feu, devant les yeux hagards de ses compagnons de route qui n’ont pu l’empêcher de poursuivre son acte.
En dépit de son état critique – il est en danger de mort pendant 48 heures encore –, son cri de révolte n’a pas perdu de sa vigueur. Bien au contraire. Étrangement, et bien qu’il ait été « gavé de morphine », comme l’affirme l’anesthésiste en place, sa fébrilité et ses cris de souffrance stridents restent coriaces. Trois heures après avoir été admis, le jeune homme, brûlé de la tête aux pieds, était toujours dans une salle étroite du service d’urgence, « pour des raisons administratives, mais aussi par manque de place aux soins », affirme, placide, l’aide-soignant sur place. Mohammad n’en démord pas pour autant et tient à se confier aux journalistes, promettant qu’il récidivera dès sa sortie de l’hôpital.
« Non, ce n’est pas Bouazizi (le marchand tunisien qui s’était immolé par le feu et considéré depuis comme à l’origine du printemps arabe) qui a inspiré mon geste », ce n’est pas tout à fait non plus pour protester contre la poursuite de la détention des deux activistes du collectif, Pierre Hachache et Waref Sleiman. C’est pour une centaine d’autres motifs qu’un seul mot peut résumer à lui seul : le désespoir.
« Je suis sans travail, fauché, personne à mes côtés, même pas ma famille. Je ne peux pas partir dans un autre pays. Toute ma vie a été une série d’injustices », gémit Mohammad.
Depuis le début du mouvement de protestation déclenché par la crise des déchets, il a répondu présent. Il n’a pas raté un seul rendez-vous, plaçant tous ses espoirs dans ce qui lui est apparu être une planche de salut. Trois mois plus tard, la désillusion le gagne. La déception aussi, n’ayant plus foi, comme il dit, dans les « objectifs et les méthodes » du collectif – dont il ne fait pas partie d’ailleurs.
« Cela fait trois mois que nous sommes dans la rue et les citoyens dont nous défendons les intérêts ne nous suivent pas », se lamente le jeune homme. Il est le seul, comme il dit, à avoir été jeté en prison un mois durant après l’occupation par les activistes du ministère de l’Environnement. Une détention qu’il considère non seulement « injuste », mais « humiliante ». « Le juge m’a adressé des accusations infondées : constitution de gangs, incitation à la violence, etc. », lance-t-il sur un ton révolté. C’est également le spectacle de « ceux qui pillent ce pays, de la corruption généralisée », qui le dégoûte. Mais pas seulement. « Je vis dans l’humiliation continue. Je me sens comme un chien délaissé », crie encore ce jeune homme brisé.
Dans les milieux des contestataires, la révolte est de mise et le choc voile les regards. Youssef, la vingtaine, reste bouche-bée. Il fait partie de ceux qui ont tenté de dissuader Mohammad de passer à l’acte. Dans son élan, il a été aspergé d’essence et écarté juste à temps, avant que les flammes ne l’atteignent. Il s’en est sorti avec quelques brûlures superficielles.
« Je ne sais pas pourquoi il a fait cela. Je ne comprends pas », répète-t-il comme un automate. Iyad, lui, n’a pas été aussi chanceux lorsqu’il a tenté à son tour de secourir son copain désespéré. Le feu a enveloppé ses deux bras en quelques secondes. Vraisemblablement, il connaissait un peu mieux que les autres Mohammad, mais a refusé de livrer ses secrets profonds. Les bras immobilisés par un bandage, il se contente de lancer une phrase lapidaire : « Mohammad avait beaucoup de problèmes, trop même », dit-il. D’autres, qui l’ont côtoyé durant la série de manifestations, avaient décelé chez lui « un comportement impulsif, incontrôlable par moments ». On apprendra également que Mohammad avait effectivement des « troubles psychiques », qui lui ont coûté son limogeage de l’armée, qu’il avait rejoint à un moment donné. Faute de moyens, foudroyé par une misère qui s’est accumulée au fil des années, couplée d’une instabilité certaine, le jeune homme n’a jamais eu droit à un traitement médical adéquat, voire à un soutien quelconque.
Estimant que ce qui est arrivé est « le résultat direct de la transformation des appareils sécuritaires et judiciaires en outils de répression visant à protéger un pouvoir impuissant », le collectif « Vous puez ! » s’est toutefois dépêché de condamner la « méthode violente » à laquelle a recouru le jeune homme, réaffirmant sa stratégie pacifiste comme seul moyen de parvenir à ses objectifs.
Pour Wadih Asmar, membre du même collectif, « le vrai problème, c’est le désespoir. C’est également l’indifférence de Tammam Salam (le chef du gouvernement), les réponses très violentes de Nouhad Machnouk (le ministre de l’Intérieur) qui disent à ces jeunes qui se révoltent qu’ils sont une quantité négligeable, qu’ils n’ont pas leur place dans cette société ! ».