IMLebanon

In(car)né, avec fureur de vivre

Certes, le canon s’est tu depuis vingt-cinq ans.
Mais si les rangées de missiles ont disparu, la même haine vicieuse, identitaire, abandonnant ses oripeaux, continue de semer la destruction, avec la même ferveur que les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.
Certes, les barricades de naguère sont redevenues ces lieux de passage, neutres, banals, quelconques, où l’on ne sent plus cette implacable non-odeur incolore de mort flottant au-dessus des vivants comme un chasseur prêt à s’abattre sur sa proie.
Cependant, à leur place, de nouveaux murs – voire de véritables murailles – se sont érigés, plus solides, et, signe des temps, virtuels. Ces nouveaux camps de concentration enracinés dans les esprits, il faudra beaucoup plus que des armées de bulldozers, des bataillons de pelleteuses, des cohortes de grues et surtout des hordes de slogans, pour en venir à bout ; beaucoup d’amour, sans doute. Et c’est là un défi que seule une jeunesse délivrée des préjugés prêt-à-porter, et suffisamment courageuse pour oser venir à bout d’abord de ses propres démons afin de saisir ensuite à bras-le-corps ceux de la société, est capable de relever. Après tout, comme disait le poète, l’amour n’est-il pas le seul engin de survie ?
Il y a donc cette haine, farouche, féroce, vorace, impénétrable.
Mais il y a aussi cet appel irrésistible, sournois et séducteur, de la mort.
Comment expliquer que vingt-cinq ans après la fin de la guerre, une nouvelle génération, dont le Liban a tant besoin pour panser ses plaies en profondeur, se guérir de ses traumatismes et s’extirper une fois pour toutes des limbes pour que son cœur se remette à battre de nouveau au rythme du monde, soit encore sacrifiée sur l’autel des discours démagogiques, des ambitions mégalomanes et des rêves expansionnistes de certains, ou des modèles répulsifs et abominables d’autres – tous animés par le fantasme majoritaire ? Comment empêcher une autre forme de dissolution, qui consiste à se replier sur soi et s’entourer d’oubli et de médiocrité, pour mieux réussir sa mort en minoritaire, dans un suicide à peine masqué ?
Près de quinze ans après sa disparition, l’imam Mohammad Mahdi Chamseddine n’aura jamais été aussi prophétique : il est temps d’en finir une fois pour toutes avec les rivalités mimétiques et la course à la toute-puissance, animée par le fantasme imbécile, toujours fortement présent mais plus que jamais insidieux, de la supériorité numérique.
Seul le devoir de mémoire, orienté sur une culture de vie et, au-delà, de vivre-ensemble et de paix, est capable de conjurer cette pulsion frénétique d’autodestruction. C’est ce que de nombreuses associations, à commencer par Offre-Joie de l’infatigable Melhem Khalaf, ce fils de l’espérance – mais aussi de nombreux activistes aux efforts herculéens comme Amal Makarem, Lokman Slim, Nizar Saghié, Marie-Claude Souhaid, Justine di Mayo, Lynn Maalouf, Carmen Hassoun Abou-Jaoudé, Liliane Kfoury ou Khalil
Hélou –, ainsi que d’inépuisables intellectuels comme Samir Frangié, avec ses invitations à risquer ce voyage au bout de la violence, tentent de démontrer tous les jours, à travers des actes concrets de dialogue.
S’il faut se souvenir, ce n’est pas uniquement pour reproduire les mêmes schèmes, mais pour empêcher – à travers le savoir, l’incontournable apprentissage de l’histoire – que l’avenir ne soit à l’image du passé, sanglant. L’oubli ouvre en effet la voie royale à l’ignorance, et cette dernière est le fonds de commerce principal de la violence, qu’elle soit physique, grégaire, immédiate ou morale, symbolique, ritualisée, structurée, institutionnalisée.
Quarante ans plus tard, le feu de la mitraille se poursuit, mais les passagers du grand bus national sont fatigués. Il est grand temps qu’ils puissent enfin poursuivre leur périple vivant, ensemble, en paix.