On peut très bien savourer ou zapper, et on peut lui préférer Oum Kalsoum, Sabah ou encore Ella Fitzgerald. Mais qui aurait pu imaginer que cette icône libanaise de Feyrouz serait un jour l’objet d’une polémique sur l’identité culturelle de notre pays ; et surtout que l’impensable débat opposerait non point des ancêtres aux idées fossilisées, mais des étudiants de l’Université libanaise ?
C’est bien pourtant ce qui arrivait il y a quelques jours à la faculté de génie de Hadeth, lorsque de jeunes disciples du Hezbollah, s’érigeant en gardiens de la vertu, interdirent à leurs camarades la diffusion de chansons de la cantatrice. Il ne s’agissait pourtant pas de quelque kermesse ou sauterie en campus, mais d’un hommage à la mémoire d’un étudiant mort dans un accident de la route. Et qui n’aimait rien davantage, lui, que les ritournelles et complaintes de Feyrouz.Bien sage est, au demeurant, le répertoire de celle-ci. Pour s’en tenir aux normes énoncées en la matière par un des dignitaires religieux chiites les plus respectés, cheikh Mohammad Hassan el-Amine, il répond bel et bien aux critères de l’art et il conserve un certain niveau (un niveau plus que certain, pourrait-on même dire) ; sous aucun prétexte donc il ne doit être prohibé. De surcroît, Feyrouz ne se limite guère au chant profane : en d’innombrables vendredis saints, elle a accompagné de sa voix la Passion du Christ ; et elle a chanté Jérusalem captive avec une conviction et une émotion que ne pourra jamais égaler le plus doué des chantres professionnels de la Palestine.
Pourquoi, dès lors, une bigoterie totalement étrangère à nos mœurs, d’autant plus inacceptable qu’elle est déclinée dans l’enceinte universitaire ? Pourquoi une tartufferie qui cache bien mal toutes les activités illicites – et pas spécialement pieuses – auxquelles se livre la milice pro-iranienne ? Après l’éloge du martyre dès la petite école, le bourrage de crâne à l’université : le plus consternant dans cette affaire est de voir embrigader dans le scandale de la faculté de Hadeth des ingénieurs et architectes en herbe censés bâtir plus tard, avec leurs camarades, un Liban meilleur, plus convivial, en un mot plus libanais.
En revanche, et à l’heure où le monde se mobilise salutairement contre le terrorisme de Daech, ce même accès de pudibonderie mal placée – et encore plus mal expliquée après coup – vient rappeler à tous ceux qui l’ont oublié, ou feint de l’oublier, qu’il est au Liban d’autres desseins islamistes, affectionnant eux aussi les pavillons noirs : projets d’autant plus menaçants en définitive pour la formule libanaise que leurs auteurs siègent au Parlement, comme au gouvernement.
Accepter que l’on fasse taire des Feyrouz, ce serait déjà déclarer forfait, ce serait trahir un terroir cher au peuple, tout le peuple. Ce n’est pas dans les accents du Nowrouz, premier jour du calendrier persan, que les oreilles et les âmes des Libanais risquent de se retrouver.