Autrui, pièce maîtresse de mon univers : Michel Tournier a dû imbiber jusqu’à l’os son Robinson Crusoé et son Vendredi de ce constat quasi évangélique. Parce que c’est joli, autrui. C’est l’hypercœur et le nœud gordien de l’être-au-monde collectif, l’alpha et l’oméga de la société, de la politique, de la culture, du commerce et du sexe ; c’est, en réalité, l’origine du monde. Et puis est né l’altruisme. Ce nébuleux, cet indispensable altruisme, avec tous ses corollaires, plus ou moins heureux : la convivialité, la coexistence, la solidarité, l’échange, l’aide, l’entraide, le troc, la main tendue, le don (de soi ou d’organes), etc. Sauf que l’homme a appris, ou alors était-ce greffé à son ADN, à tout manipuler, tout métastaser, tout dégénérer – même l’altruisme : rien n’est plus atterrant, affligeant, qu’un altruisme pathologique. Il y a là un véritable musée des horreurs des âmes : l’altruiste pathologique se fout impérialement de l’autre, de son bien; tout ce qui compte, c’est être reconnu, ou aimé, de l’autre, ou passer aux yeux du monde pour un Zorro, un Che, un Mandela, une Teresa. L’autre n’est plus qu’un prétexte. Un faire-valoir. Surtout quand cette aide, ce vomissement d’altruisme n’ont pas été demandés par l’autre ni même souhaités : naturellement, la reconnaissance, sous quelque forme que ce soit, ne viendra pas, et l’altruiste malade, cliniquement irrécupérable, n’en sera que plus frustré, que plus déconnecté et piteux.
C’est bien joli, mais atrocement insupportable, que ce son et lumière de supermarché, ces huit chaînes de télévision libanaises que tout oppose et qui s’unissent dans un lyrisme débridé et ridicule pour soutenir Gaza et la population palestinienne. C’est bien joli, mais atrocement insupportable, que cette liste des martyrs, palestiniens encore, eussent-ils été norvégiens, coréens, sénégalais ou colombiens que cela aurait été pareil, calligraphiée sur un immense parchemin accroché, bollywoodien en diable, sur un rocher de Raouché. C’est bien joli, mais atrocement insupportable, que cette surenchère communautaire, cette appropriation, donc cette caution, du stigmate, de l’étoile jaune crachée par la barbarie de l’État islamique sur les murs des maisons chrétiennes de Mossoul, cette glorification, emoticon abject et ridicule, de la lettre N, de ce noun arabe qui n’en demandait pas tant. C’est bien joli, mais atrocement insupportable, de voir cette empathie, saine et superbe dans l’absolu, pour le malheur du voisin, en l’occurrence le Syrien réfugié au Liban, transformée, dévoyée, détournée en manœuvres politiciennes. C’est bien joli, mais atrocement insupportable d’entendre à longueur de journée, comme d’insensés bêlements, ces discours politiques de chaque député, de chaque ministre, de chaque mohafez, de chaque président de municipalité, de chaque caïmacam, de chaque crétin futur candidat à quelque élection que ce soit, s’apitoyer sur le sort des uns et des autres, tant qu’ils ne sont pas libanais. C’est bien joli, mais atrocement insupportable d’en être réduit, à commencer par ces propres colonnes, à exprimer ces regrets-là, à la limite du nauséabond, de l’autisme, de la bunkérisation, de la xénophobie. C’est inouï.
Inouï que les télévisions libanaises, très respectables chacune prise seule, ne se soient pas unies pour une cause libanaise : ils auraient eu l’embarras du choix, ou qu’elles n’aient pas consacré, comme en France (ou aux Pays-Bas après la tragédie du vol MH17), d’immenses plages au crash de l’avion d’Air Algérie… Inouï que la liste des martyrs libanais, on pourrait remplir des kilomètres de papiers, n’ait été institutionnalisée, sacralisée nulle part. Inouï que les problèmes des chrétiens d’ailleurs obsèdent davantage que ceux des chrétiens d’ici. Inouï que les réseaux sociaux, pouls absolu et ultime, se soient transformés en Sotheby’s de la surenchère, de cet altruisme à la libanaise. Parce que même l’altruisme, nous avons réussi à le pervertir. Inouï que l’on en arrive à supplier pour un minimum d’égoïsme. Pour un minimum de charité bien ordonnée. Inouï, surtout, que cet altruisme, en fonction des régions, des appartenances confessionnelles ou socioculturelles, prenne toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Parce que même sur l’altruisme, nous sommes divisés.
Mais là c’est normal : cela fait bien longtemps que nous ne sommes plus un pays. Encore moins une nation.