Rania Raad Tawk | OLJ
Le village de Qaa s’est réveillé hier matin. Mais le cauchemar des huit attentats-suicide perpétrés lundi ne se dissipera pas pour autant. Les meurtrissures sont toujours là, indélébiles. Comme les portraits géants des cinq victimes des kamikazes. Accrochés sur la façade de l’église Saint-Élie, sur la place publique du village, où se dresse, triomphante et confiante, la statue du saint patron protecteur de ce village chrétien, ils sont là pour rappeler l’ampleur du drame qui s’est produit.
Depuis lundi, Qaa est hermétiquement fermé par un périmètre de sécurité, maintenu par les soldats de l’armée, qui sont déployés dans toutes les ruelles, sur les toits des maisons et au niveau de tous les accès menant à la bourgade, ainsi que sur la route reliant à la région de Macharih el-Qaa. Les habitants, qui ont l’habitude d’aller aux champs chaque matin, se sont rendus après une nuit interminable au salon de l’église pour le déblayer et dresser des tentes à l’extérieur du lieu de prière, afin de pouvoir accueillir les centaines de personnes attendues pour les funérailles des victimes, à 17 h.
Infatigables sentinelles
Les jeunes du village, qui ont assuré depuis lundi soir à tour de rôle le guet avec l’aide des soldats, ont à peine eu le temps de changer de tenue pour donner un coup de main là où le besoin se fait ressentir, tout en sachant que la nuit sera aussi longue que les deux autres qui l’ont précédée. « Je viens de terminer ma garde, je ne peux quitter mon poste avant qu’une autre personne ne vienne prendre la relève », explique Thaer el-Tom, un coach personnel, par ailleurs militant du Parti syrien national social (PSNS), qui a laissé tomber provisoirement son travail à Beyrouth pour prêter main-forte à ses cousins au sein de la localité. « L’armée ratisse régulièrement le village et ses environs. Il y a en effet une théorie selon laquelle les kamikazes qui se sont fait exploser lundi en soirée étaient cachés depuis l’aube dans la broussaille derrière l’église. La plaine est en tout cas immense et difficile à surveiller. C’est pour cela que l’armée est omniprésente seulement aux alentours du village », explique le jeune homme. « Tous les hommes de la localité s’entraident indépendamment de leur appartenance politique. Nous sommes tous unis face à un même danger », souligne-t-il.
« Nous ne quitterons pas notre terre »
Le vice-président de la municipalité, Dany Awad, qui a lui aussi assuré le guet depuis lundi, est intransigeant lorsqu’il s’agit des menaces qui pèsent sur le village : « Nous n’avons peur de personne. Nous allons rester ici et défendre notre village jusqu’au bout. Nous sommes enracinés dans cette terre sacrée et personne ne pourra nous en arracher vivants. Nos femmes porteront les armes s’il le faut ! Tel est d’ailleurs le message que nous avons voulu transmettre par le biais des réseaux sociaux. Mais, heureusement, nous n’en sommes pas encore là. »
« Nous sommes tous armés, avec les moyens dont nous disposons : des fusils de chasse, des pistolets, des mitraillettes, tout ce qui peut assurer notre défense. Et les hommes du village sont prêts à tout. Nous ne partirons pas. Qaa, c’est notre chez-nous ! Que l’État expulse ceux qui ne sont pas chez eux et qui menacent nos terres et notre sécurité », reprend-il. « Il y a plus de 30 000 déplacés syriens dans les camps de Macharih, et l’armée y a déjà effectué des perquisitions en annonçant par la suite qu’il y avait des cellules terroristes dormantes. Qu’attend donc le gouvernement pour donner le feu vert à la troupe afin qu’elle puisse une fois pour toutes assainir ces camps, qui sont des îlots d’insécurité ? » se demande-t-il.
« En tout cas, et c’est bien mérité, les Syriens ne peuvent pas circuler. Ils ne peuvent même pas sortir de leurs tentes ou de leurs résidences avant la fin du couvre-feu imposé pour 72 heures depuis lundi soir », explique M. Awad. « Nous avons été les premiers à les accueillir et leur assurer tout ce dont ils ont besoin. Mais nous ne leur permettrons pas de violer notre terre ou de menacer notre sécurité et celle de nos enfants. Nous n’avons peur ni des kamikazes, qu’ils soient takfiristes ou prorégime syrien, ni des grenades, et encore moins des tirs de roquettes qui ont atteint le village, avant l’arrivée de l’armée pour combattre les miliciens dans le jurd il y a quelques années », dit-il. « Tous ceux qui travaillent ou vivent en cours de semaine à Beyrouth se relaient actuellement et jusqu’à nouvel ordre pour protéger le village. Mais la solution radicale reste politique : le gouvernement peut lui seul autoriser l’armée à nous débarrasser définitivement de cette menace », martèle-t-il, avant de conclure : « Lundi, nous avons été épargnés par la Providence, avec un bilan limité à cinq morts, en dépit des vagues d’attaques des kamikazes. Nous sommes reconnaissants envers tous ceux qui ont exprimé leur solidarité avec nous ces derniers jours, militaires, députés, ministres, chefs de parti, ainsi qu’envers les personnes qui ont proposé leur aide, mais c’est à l’État de trouver une solution. Rien n’empêche ce même scénario de se répéter ! »
« L’objectif ? Vider Qaa de ses habitants »
Pour le curé de paroisse, Lian Nasrallah, « l’objectif géopolitique à long terme est clair, c’est vider petit à petit Qaa de ses habitants à travers des actes terroristes, dont les auteurs ne peuvent être que des individus cachés, ou du moins abrités parmi les familles de déplacés au Macharih, qui se trouve à 500 mètres au nord du village ». Pour le père Lian, qui supervisait les derniers préparatifs des funérailles, il est triste d’en arriver là : « Des victimes dans des cercueils et d’autres menacées de graves séquelles, alitées dans les hôpitaux, dans le cadre d’une absence totale de politique réglementant la présence des Syriens et à même de mettre un terme définitif aux infiltrations des terroristes takfiristes, qui semblent plus acharnés maintenant à contrôler la région après la chute de Qousseir », en Syrie.
« Il est très important pour les terroristes de mettre la main sur Qaa et de s’y implanter pour en faire un point de départ de tous leurs actes terroristes visant le pays. Qaa a protégé tout le Liban lundi », affirme-t-il. Le curé de la paroisse dresse par la suite une liste des aides avancées aux réfugiés syriens qui se soignent et scolarisent leurs enfants au village, sans oublier néanmoins d’avoir une pensée émue pour tous les « Syriens qui sont innocents et qui auront à subir les répercussions des attentats de lundi ». Il remercie en outre tous les responsables qui ont ordonné le déploiement des forces de l’ordre dans la région et qui ont aidé à transporter les blessés dans les différents hôpitaux, en espérant qu’ « ils poursuivront leur soutien dans les jours à venir auprès des blessés et des familles sinistrées ». « Nous sommes aussi reconnaissants à nos voisins chiites du Hermel, aux brigades de la Résistance à Ras Baalbeck, aux militants des Forces libanaises, à ceux du PSNS et toutes les parties qui ont participé de près ou de loin à la défense de notre région et la sauvegarde de ce modèle de coexistence qu’est le village de Qaa ».
« Cinq braves… »
Devant le salon de l’église, les cris des femmes éplorées et les pleurs des familles affligées, sonne le glas. Les mamans, sœurs et épouses dansent ensemble, toutes vêtues de noir, les portraits de leurs morts entre les bras et les blousons de leurs bien-aimés serrés près du cœur. « Cinq braves hommes seront enterrés aujourd’hui, des hommes qui sont morts en essayant d’aider les blessés, tués par des lâches », pense tout haut l’un des gardiens de Qaa, en poste derrière l’église, tout en essayant de cacher ses larmes à l’arrivée du cortège des femmes endeuillées. Georges Farès, Joseph Layyous, Majed Wehbé, Boulos el-Ahmar et Fayçal Aad s’apprêtent à retrouver cette terre qui leur était si chère, dans la plaine de la Békaa, entourée de montagnes arides, pourtant contrôlées depuis des années par les jihadistes, les soldats de l’armée, ainsi que par les combattants du Hezbollah et de la brigade de la Résistance.
Ils sont morts, mais la menace terroriste, elle, reste bien vivace, et son spectre continue de planer au-dessus de cette localité privée de sommeil depuis lundi. Les gardiens de Qaa ont prêté le serment de rester à l’affût sous l’aile sécurisante de l’armée afin de déjouer les sombres desseins des assassins. Mais jusqu’à quand pourront-ils tenir ?