Avant-hier, c’était Yves Naoufal. Hier, Rita Daham Francis. Aujourd’hui, Georges Rif. Demain et après-demain, d’autres encore. Et puis les anonymes, tous ceux que les réseaux sociaux, cet hypertribunal virtuel, goule et global (tout y est : juge, avocat de la défense, procureur, greffier, jury, sketcheur, public…) ne se sont pas appropriés ; toutes ces Iphigénie en puissance dont on ne connaîtra jamais les (pré)noms. Dans un pays normal, ces assassinats, immondes, n’auraient jamais dépassé le fait divers. Au Liban, ce gros village où le et la politique sont foulés à tous les pieds, où ils n’existent pratiquement plus, sauf à l’état larvaire, voilà ces histoires sordides surexposées, usées et abusées, infiniment surpolitisées. Nous n’en sommes plus à un paradoxe près : cela fait longtemps que nous Libanais avons appris à faire avec ce qu’on peut. Pas avec ce qu’on veut. Encerclés et bombardés, du dedans comme du dehors, par une sauvagerie, une barbarie même, décomplexée, systémique et triomphante (aucun groupe ne maîtrise mieux la communication, la banalisation, presque, de l’horreur que l’État islamique et consorts), et, en même temps, par une conviction inébranlable et tout aussi rayonnante d’impunité, à tous les étages (le Hezbollah s’essuie les pieds sur le Tribunal spécial pour le Liban et rien ni personne ne peut inquiéter n’importe quel voyou ou criminel si le Hezb l’accueille dans l’un de ses fiefs), nous Libanais grandissons avec des modifications génétiques incurables et ingérables. Nous voilà toutes et tous, à un moment ou à un autre, ces passants terrorisés qui s’enfuient en courant, conscients d’être coupables de non-assistance à personne en danger. Nous voilà toutes et tous, à un moment ou un autre, ces vidéastes amateurs qui filment puis postent, Spidermen 2.0 dans un espace-temps néanderthalien. Nous voilà cet homme d’affaires un peu zaïm, un peu nerveux, qui a compris trop tard qu’il fallait, dès son premier délit, se débarrasser de son chien de garde dégénéré et l’enfermer à vie dans un chenil.
Nous voilà ce cousin germain enferré dans ses complexes et passé maître dans l’art de la récupération politique, comme tous ses copains chantres du changement et de la réforme. Nous voilà tous, qu’on soit du 8 ou du 14 Mars, tellement si prompts à commenter, à analyser, à éclairer, à décrypter, à trouver des circonstances atténuantes, à multiplier les procès d’intentions et les procès politiques, à juger l’autre, à ostentatoirement ignorer la poutre étalée dans son propre œil, à glapir pour une chaise électrique ou une corde de potence. Nous voilà tous cette minorité, un peu naïve, un peu idéaliste, furieusement et sincèrement dégoûtée, qui ne comprend plus ce qu’elle fait (là). Nous voilà tous à exiger justice pour Yves, Rita ou Georges sans nous rendre compte à quel point, avant, pendant et après cette réclamation on ne peut plus légitime, on la poignarde, on la dépèce, on la souille, cette justice qu’on veut écrite avec nos mots, qu’on veut érigée à notre (dé)mesure. Nous Libanais sommes petits voleurs, grands faussaires, flambeurs, vitriolés, dépressifs, pessimistes forcenés, fiers, tricards, indélébiles, maladroits, addicts et violents. Héros gainsbourgiens et dostoïevskiens, encore une fois pathétiques et somptueux, losers magnifiques, vainqueurs épuisés, nous Libanais sommes condamnés, en attendant que notre ADN et que nos mentalités guérissent, à faire confiance à la justice d’un pays-État-nation ectoplasmique et exsangue, mi-jungle, mi-bananeraie, le plus beau du monde, dit-on. Faisons-le. Nous n’avons (vraiment) plus rien à perdre.