Secteur Mirna Chalouhi, au point de rassemblement des militants du Courant patriotique libre (CPL), hier matin. Nombreux sont ces militants, en grande majorité des étudiants, qui attendent les informations en provenance du Conseil des ministres. Or, les premiers échos qui parviennent à travers les ondes parlent d’une violente altercation entre le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil, l’un des grands cadres du CPL, et le Premier ministre Tammam Salam. Les militants ne tardent pas alors à se regrouper en longs convois de voitures, brandissant les drapeaux orange de leur formation. « Nous ne pouvons vous dévoiler ce qui suivra, il y aura des surprises », nous lance un groupe de jeunes. Instantanément, des portraits du général Michel Aoun, président du CPL et chef du bloc parlementaire du Changement et de la Réforme, sont distribués aux automobilistes du convoi.
Entre-temps, au centre-ville, les forces de l’ordre se déploient pour bloquer toutes les entrées du Grand Sérail, à des centaines de mètres à la ronde. Quand les convois des militants aounistes, qui avaient auparavant fait un crochet par Achrafieh, arrivent au centre-ville, le secteur est déjà entièrement bouclé par un grand nombre de militaires et d’agents des Forces de sécurité intérieure (FSI), notamment les forces antiémeute. Les militants aounistes profitent cependant d’une brèche pour s’approcher du Grand Sérail, du côté de la Maison des Nations unies. Ils sont très motivés. « Nous sommes là pour faire imposer le respect que l’on nous doit », nous dit Anthony, un étudiant de 19 ans. Les manifestants scandent des slogans en l’honneur de leur leader, notamment : « Aoun reviendra à Baabda. »
Les manifestants sont motivés et plus convaincus que jamais du bien-fondé de leur cause. Salim Chémaly, un militant de très longue date, pense que le recours à la rue est une « obligation », que ce n’est pas simplement lié à telle ou telle nomination, mais à des changements profonds qui tardent à se concrétiser au niveau du système libanais. « Les droits des chrétiens ont déjà été assez bafoués durant la période de la tutelle et après le départ de l’armée syrienne », renchérit Naji Hayek, un cadre du CPL. « Ceux qui font partie de l’establishment qui avait profité de la présence syrienne durant quinze ans continuent de jouir des mêmes privilèges, déplore-t-il. Notre mouvement de protestation ne fait que commencer. »
Jeu du chat et de la souris
Les militaires, eux, ferment instantanément la route aux manifestants qui, après avoir garé leurs voitures, se dirigent vers la place des Martyrs pour reprendre le chemin du Grand Sérail par la rue des Banques.
C’est à ce moment que les protestataires entament un jeu du chat et de la souris avec les forces de l’ordre, qui durera un bon moment. Les premières escarmouches commencent très tôt, à la rue des Banques, quand une première « discussion » animée avec les soldats fait, selon les organisateurs, deux blessés légers. Les manifestants essaient alors de prendre les forces de l’ordre de court en tentant une percée par Bab Idriss. De nouveau, la route leur est fermée. La confrontation et la colère montent d’un cran. Cela n’est pas totalement du goût de Tina, une militante de longue date qui était déjà dans les rangs des aounistes au temps des premières manifestations. « Nous n’avons plus que le droit de manifester, dit-elle. Cela fait depuis 1989 que nous revendiquons les mêmes droits, sans les obtenir. Mais le général Aoun nous a demandé de rester pacifiques. Nous ne voulons pas de confrontation avec l’armée. »
Sur le terrain, un responsable du CPL lance un appel au calme. Les manifestants font une nouvelle fois marche arrière, scandant des chants patriotiques en hommage à l’armée. Ils reviennent vers la rue des Banques… qui reste infranchissable. À ce point, l’atmosphère s’envenime. Ici et là, des blessés légers, dont un qui est soigné par ses camarades à même la rue. Les tentatives répétées des militants pour ouvrir des brèches se heurtent au mur humain formé par les militaires (des rangées de soldats de l’armée et, derrière, des rangées des forces antiémeute). Par vagues, la violence gagne du terrain et les cris fusent de part et d’autre, les coups de bâton pleuvent.
L’arrivée de plusieurs députés du bloc du Changement et de la Réforme – Ibrahim Kanaan, Alain Aoun, Hikmat Dib, Naji Gharios, sans compter les anciens ministres Gaby Layoun et Fadi Abboud – n’apaise pas les tensions. Ils se retrouvent même pris entre deux feux. « Nous ne sommes pas responsables de cette confrontation, nous sommes simplement en train de manifester, déclare Ibrahim Kanaan à L’Orient-Le Jour. Ceux qui incitent à la violence sont ceux qui ont donné l’ordre aux militaires de repousser les manifestants. Pourquoi les forces de l’ordre devraient-elles être mises dans une situation de confrontation avec des citoyens ?
Qu’auraient fait ceux-ci s’ils avaient pu s’approcher de l’entrée du Grand Sérail ? Ce ne sont que des jeunes gens sans armes ni intention belliqueuse. » « Nous ne venons pas occuper le Grand Sérail, mais exposer un point de vue, renchérit Fadi Abboud. Ce n’est pas une façon de se comporter avec des manifestants. »
Dans les rangs de ces derniers, on entend beaucoup de réflexions sur « les comportements qui rappellent ceux qui prévalaient au temps de la tutelle syrienne ». « Nous ne faisons que revendiquer nos droits, et cela inclut notre souci de préserver le prestige de l’armée, nous ne méritons pas cela », crient des manifestantes aux soldats. Plus tard, l’armée publiera un communiqué précisant que sept de ses soldats ont été blessés dans les heurts avec les manifestants et qu’ils ont été hospitalisés.
« Nous sortons victorieux de cette réunion »
Grâce à des pourparlers entre les députés et des responsables du CPL, d’une part, et des membres des services de sécurité, d’autre part, le groupe de manifestants avance de quelques mètres. Le calme revient enfin quand les deux ministres du bloc parlementaire aouniste, Gebran Bassil et Élias Bou Saab, font une apparition surprise très acclamée par les manifestants. « Nous sortons victorieux de cette réunion du Conseil des ministres, lance Gebran Bassil à la foule. Nous avons consacré le principe selon lequel les prérogatives du président de la République seront conservées telles quelles en attendant son élection. »
Les manifestants, visiblement fatigués, prennent alors le chemin du retour. Les barbelés que les forces de l’ordre commencent à poser pour former une barrière supplémentaire n’ont plus lieu d’être. Fadi Abboud pense que les objectifs sont atteints pour la journée. « Je crois que nos revendications concernant nos droits sont désormais claires, dit-il à L’Orient-Le Jour. Tous les Libanais sont aujourd’hui conscients qu’il y a un déséquilibre et qu’il faut y remédier. » Quels résultats pratiques ? « Les décisions en Conseil des ministres devront dès lors être prises à la majorité des deux tiers ou à l’unanimité, répond-il. En l’absence de président de la République, nous ne pouvons nous suffire d’une majorité simple en Conseil des ministres. À chaque fois qu’une partie essentielle s’oppose à une décision, il faut que celle-ci soit gelée. »