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La mémoire des cendres

À l’aube de dimanche dernier, Issam Breidy, jeune acteur et chanteur de renom, trouvait la mort dans un tragique accident de la route. Et c’est avec une vive émotion que les Libanais ont suivi, à la télévision, son ultime baisser de rideau, la mise en terre de l’artiste dans son village natal de Feytroun.

Le blanc de l’innocence enfantine ou de la jeunesse, plutôt que le noir de lugubre convenance. L’allégresse de douloureuse commande pour ces noces qui jamais n’auront lieu hélas, le cercueil immaculé surfant sa dernière dabké sur une marée humaine : autant de manifestations de déni face à la criante injustice du sort, et qui sont bien ancrées dans les mœurs libanaises. Pourtant, on voudrait voir aussi, dans ce refus d’une réalité particulièrement cruelle, un hymne obstiné à la vie. Voilà qui serait absolument conforme, à son tour, à la légende d’extraordinaire vitalité accolée à notre pays : bien plus conforme, en tout cas, que ce culte de la mort et du martyre que les partis théocratiques de tout poil s’évertuent, de criminelle manière, à instiller jusque dans les cœurs purs et les tendres cerveaux des enfants…

Le martyre libanais, on vient tout juste, tiens, d’en commémorer le triste anniversaire. Quarante ans, c’est long, cela devrait donner tout le temps de comprendre et d’apprendre, de tirer des leçons, de tout rebâtir sur des bases saines. Mais on n’a rien appris et les héros des divers camps, tombés au combat, continuent de faire mausolée à part dans l’imaginaire d’une population qui ne se décide toujours pas à se muer en peuple, et encore moins en nation. D’ailleurs, à quoi bon cette masochiste insistance que l’on met à se flageller tous les 13 avril, date communément retenue pour le début de la guerre de 1975-90, plutôt que de célébrer tous ensemble, an après an, dans la sérénité et l’espérance, le jour béni où les canons se sont enfin tus ? C’est bien parce qu’il avait mis fin à une épouvantable guerre mondiale que les Français, par exemple, ont fait de l’armistice de 1918 une de leurs fêtes nationales majeures.

Cette guerre n’était pas la dernière, comme on sait. Mais on a de la peine à croire qu’un siècle plus tard, tous ses démons ne sont pas encore exorcisés. Si la réconciliation franco-allemande est un modèle du genre, le massacre d’un million et demi d’Arméniens perpétré sous l’Empire ottoman n’est toujours pas reconnu de tous, et encore moins expié par ses auteurs. Dimanche dernier, le pape François franchissait un pas décisif en prononçant, pour la première fois publiquement, le terme de génocide, suscitant ainsi la fureur de la Turquie. Non contente de rappeler son ambassadeur au Vatican, celle-ci a reproché au souverain pontife d’avoir tenu des propos inappropriés et autres allégations sans fondement, Recep Tayyip Erdogan allant même jusqu’à parler de délires…

Le président turc assurait l’an dernier qu’il attendait le verdict d’historiens indépendants pour s’incliner. Or parmi les nombreux chercheurs qui ont établi la terrible réalité du génocide arménien, figurent les moins suspects de parti pris : des Turcs de souche, dont l’exceptionnel courage rappelle celui de ces nouveaux historiens israéliens qui, démolissant la propagande officielle, ont fait toute la lumière sur les atrocités de la guerre de 1948 visant à forcer les Palestiniens à l’exode. D’Erdogan, qui se veut l’héritier des splendeurs ottomanes, nul n’attend en vérité qu’il imite le chancelier allemand Willy Brandt s’agenouillant en 1970 devant le mémorial du ghetto juif de Varsovie. La grandeur, la vraie, consisterait, pour son pays, à reconnaître des éléments douloureux de son passé, comme l’y invitaient hier les États-Unis : à reconnaître le génocide arménien comme l’y appelait, de plus explicite façon, le Parlement européen.

Persister dans le refus ne relève en aucun cas du déni, mais d’un coupable, d’un condamnable, d’un odieux négationnisme.