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La prise d’Alep serait-elle investie sur la scène libanaise ?

Sandra NOUJEIM 

La prise d’Alep par le régime de Damas et ses alliés russes, iraniens et autres est certaine d’avoir des retombées politiques, peut-être aussi sécuritaires, sur le Liban.
Ces retombées seraient en grande partie le résultat d’un changement des rapports de force à l’échelle régionale, que la bataille charnière d’Alep est près d’induire. Plus d’une inconnue empêche toutefois de faire une projection claire de ce nouvel équilibre des forces. À la question de savoir qui de Damas ou de ses alliés a remporté la victoire d’Alep, s’ajoute une autre, plus précise, de savoir lequel de ceux-là saura tirer le meilleur profit de cette victoire. Certains, comme le conseiller stratégique Sami Nader, n’écartent pas l’éventualité que la Russie investisse cette victoire en relançant le processus diplomatique avec l’intention d’en écarter l’Iran et le Hezbollah.
Mais le timing de cette dissociation russo-iranienne reste tributaire de plusieurs facteurs que le tournant d’Alep ne suffirait pas à garantir. L’on retiendra, d’un point de vue tactique, le besoin incontournable de la Russie, tant que se poursuivent les combats en Syrie, du relais des forces iraniennes sur le terrain. Un facteur auquel s’ajoute un autre, plus significatif : la politique que l’administration Trump entendra mener dans la région. Même si le nouveau président américain a manifesté ses velléités de se rallier la Russie et de réduire l’influence iranienne, il serait précoce d’anticiper sur ses démarches éventuelles dans la région. Par exemple, le fait que Donald Trump ait préconisé hier d’établir des « safe zones » au nord de la Syrie est interprété par l’analyste Moustapha Fahs comme contraire aux intérêts de Moscou.
Cela pour dire qu’après Alep, rien n’est encore tranché pour le camp de Damas, et encore moins pour le Hezbollah, d’un point de vue stratégique. Il est néanmoins d’usage que des « avancées tactiques » en Syrie se traduisent en « victoire stratégiques » au Liban, rappelle Moustapha Fahs. Marqué du sceau du containment politico-sécuritaire, le Liban se prête aisément à une mise à profit de ses victoires syriennes par le Hezbollah. Celle d’Alep devrait porter des effets sur la formation du gouvernement, estime Moustapha Fahs, qui n’écarte pas l’hypothèse que le Premier ministre désigné doive se résigner au final à la formule d’un cabinet de trente, « c’est-à-dire un cabinet syro-iranien ».
L’autre effet devrait se faire sentir au lieu même de la loi électorale et, d’une manière plus globale, du contrat politique libanais. Ainsi, les pressions synchronisées par le 8 Mars, sous l’égide de Baabda, en faveur de la proportionnelle, doublées de la liberté d’Amal, au nom du Hezbollah, de s’auto-investir d’une compétence de fait dans la formation du cabinet, au même titre que le chef de l’État et le Premier ministre désigné, font dire à plus d’un observateur que l’on assiste progressivement à la fin de Taëf – et avec une couverture chrétienne. Un glissement facilité par l’attitude de « laisser-faire » du camp haririen (dans le prolongement de l’attentisme saoudien actuel).
Mais le constat le plus lourd, le plus grave à faire après Alep reste de l’ordre de l’humain : « Il y quelque chose qui s’est brisé à Alep, une cassure ontologique qui affecte le monde tout entier, mais face à laquelle le monde tout entier est resté silencieux », affirme le cadre PSP Khodr Ghadbane. Il tente de donner tout leur son au bilan des victimes et des déplacés : « Alep aura été vidé de 250 000 habitants, un quart de million. » « C’est une réédition de la Nakba », dit-il, dénonçant « une politique de changement démographique qui vise, depuis le début du conflit syrien, à vider le territoire de sa population sunnite ». M. Ghadbane donne les exemples de Homs, « où les registres d’état civil ont été détruits », Hama, Daraya… Alep aura été « l’exemple caractérisé » de cette politique d’éradication de la population sunnite dans certaines parties du territoire syrien. Aussi, M. Ghadbane évoque-t-il à nouveau l’enjeu de sécuriser « une Syrie utile, qui inclut Damas, Quneitra, Homs, Hama, Lattaquié et Tartous, et qu’Alep vient de boucler ». Il estime toutefois que le Liban n’en fait pas partie, même si le Hezbollah a réussi à « se sécuriser » une zone frontalière au niveau du Qalamoun et de la Békaa-Nord.
Pour Moustapha Fahs, l’effet boomerang d’Alep sera un « réveil de la majorité sunnite », son insurrection. « À Alep, c’est la modération sunnite qui a été massacrée », dit-il. La guerre iranienne menée au nom d’une « récupération des droits de Hussein » a conduit « au massacre de l’humanité toute entière », indique M. Fahs, qui déconstruit l’enjeu idéologique, entretenu par Téhéran au sein de la communauté chiite, de venger la défaite de Karbala. « Alep n’est ni Karbala ni la Nakba. Alep, c’est pire. Même les Israéliens ont été plus cléments avec les Palestiniens », dit-il.
Dès lors, il ne faudrait pas s’étonner d’une réplique sunnite radicale à l’intérieur et en dehors de la Syrie. Une radicalisation que Damas et ses alliés auraient une nouvelle fois activée, dans l’intérêt de leur survie, avec la complicité de la communauté internationale. Si, au Liban, on peut s’attendre à un réveil de cellules dormantes, ces cellules ne seraient pas à chercher du côté des Libanais sunnites, et encore moins des déplacés syriens, mais des mercenaires relevant des mêmes pompiers-pyromanes, met en garde M. Fahs.