IMLebanon

La reine se meurt

L’édito

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L’humanité a mal à son Europe. Tout le monde, ou presque, a mal à son Europe, les Européens et les autres. Les Noirs, les Blancs, les Jaunes, les chrétiens, les musulmans, les bouddhistes, les païens : tout le monde. Les de souche et les immigrés. Les progressistes et les fascistes. Les amoureux du beau et du bon, et ceux des undergrounds sordides et ammoniaqués. Ceux que le Vieux Continent ne cessera jamais de ravir, littéralement, et ceux qui consacrent toute une vie à cracher sur les ex-empires coloniaux qui le forment. Comme pour les États-Unis d’Amérique, fascination et répulsion se superposent, s’imbriquent, accouchent même de proto-sentiments tellement contrastés que la schizophrénie devient obsolète.

L’Europe. Cette tour de Babel superbe et généreuse risque un jour d’être l’ultime victime de cet État islamique qui n’a d’État et de musulman que les noms. De moins en moins résistante aux coups de boutoirs économiques qui, méthodiquement, font vaciller chacun de ses pays, la voilà, cette Europe, rongée du dedans. De l’intérieur. De là où elle est la plus vulnérable. La voilà, cette Europe terre des droits de l’homme et terre d’asiles, en train d’être décimentée. Ce ciment grâce auquel elle est ce qu’elle est, ce ciment qui la (par)fait et la garde debout, est en train d’être dilué dans des litres de peurs, de terreurs, d’incompréhensions, de surdités et d’autismes abortifs. Ce ciment s’appelle le vivre-ensemble. La coexistence. La convivialité.

Ces mots, l’immense majorité des Libanais a fini par les vomir tellement elle les a dits et redits, écoutés et entendus, imprimés dans sa chair ; tellement elle s’est battue pour qu’ils ressuscitent, pour que plus jamais, 26 ans après sa guerre civile, ils ne soient mis en danger. Et elle continue, cette majorité, plus que jamais, à serrer ses petits poings et à redoubler d’efforts : les feux sont trop mal éteints. Trop.

Rentrez chez vous. Mais madame, je suis chez moi. Ce clash, ahurissant d’horreur simple, boursouflé de haines mélangées, entre des Français de souche et une Française d’origine maghrébine venue se recueillir sur la Promenade des Anglais après l’attentat de Nice, l’immense majorité des Libanais l’a vécu, cent et une fois, entre chrétiens et musulmans, entre chrétiens et druzes, entre sunnites et chiites, entre chiites et druzes, bref, entre Libanais. Cent et une fois, ils le revivront encore. Mais ces Libanais, quelque part, ont appris, à leurs dépens, qu’on ne badine pas avec l’autre, si différent et si semblable, si on veut réellement sanctuariser un pays, immuniser un État, blinder une nation.

Chéri(e) range ta chambre, on dirait Beyrouth. On entend souvent encore, en France et sans doute dans d’autres pays européens, cette phrase, drôle et poignante à la fois, d’une mère à son enfant. L’horreur serait que l’on en arrive un jour, si les gouvernements européens ne font rien, si les citoyens européens, surtout, ne font rien, non seulement à une victoire électorale d’un, de deux ou de vingt partis d’extrême-droite, mais aussi à une (gué)guerre civile entre habitants d’un même pays d’Europe. L’horreur serait que l’on entende un jour cette phrase-supplique que lancerait un Libanais à deux autres en train de se battre : Mais arrête, on dirait deux Allemands (ou deux Britanniques, ou deux Français, ou deux Autrichiens, etc.).

Le mot-concept de libanisation, jusqu’à ce que nous Libanais nous nous réveillions, est synonyme des sept plaies d’Égypte à lui seul. L’Europe semble avoir amorcé un début de libanisation. C’est sans doute génétique, pour un continent qui tire son nom d’une princesse phénicienne, Europe elle-même, fille d’Agénor, roi de Tyr, et kidnappée par Zeus qui en était tombé amoureux. Cela tombe bien : encore une fois, un gène défectueux se répare. Encore faut-il que les Européens, Français et Allemands en tête, en prennent conscience. Vite.