DÉCRYPTAGE
Les résultats des élections dans la circonscription de Baalbeck-Hermel continuent d’être scrutés à la loupe, en raison du symbolisme de cette région et des enjeux de la bataille qui s’y est déroulée. Ces enjeux avaient été définis à la fois par le chef des Forces libanaises Samir Geagea, qui avait affirmé que ces élections sont une chance pour les chrétiens de la région de se libérer du joug écrasant de la majorité chiite, mais aussi par le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah qui avait accordé une attention particulière à cette circonscription en affirmant que les adversaires du parti voulaient lui arracher au moins un siège chiite dans son fief. Ils avaient été aussi définis par le chef du CPL Gebran Bassil qui avait choisi de former une liste indépendante et incomplète pour ne pas s’allier aux adversaires du Hezbollah (la liste formée de l’alliance entre le courant du Futur et les Forces libanaises), tout en étant présent dans cette région, conformément à la décision de montrer l’expansion du CPL sur l’ensemble du territoire libanais. Contrairement à beaucoup d’autres circonscriptions, la bataille à Baalbeck-Hermel était donc essentiellement politique, surtout après la spectaculaire visite des diplomates saoudien et émirati à Baalbeck pendant la campagne électorale.
Dans cette circonscription de dix sièges : six chiites, deux sunnites, un grec-catholique et un maronite, la différence entre les suffrages chrétiens et musulmans, surtout chiites, est telle que les chrétiens n’avaient aucune chance d’élire par leurs voix les députés chrétiens, sans un mode de scrutin proportionnel. La nouvelle loi a donc permis aux partis chrétiens de relever le défi et de mener la bataille avec une possibilité de victoire. Finalement, les résultats ont montré qu’ils ont eu raison, puisque la liste du Hezbollah a obtenu huit sièges (six chiites, un sunnite et un grec-catholique), alors que celle de l’alliance courant du Futur et Forces libanaises a obtenu les deux sièges restants, un maronite et un sunnite. Quant à la troisième liste, celle du CPL, elle n’a obtenu que 5 000 voix, moins que le tiers des suffrages nécessaires pour obtenir un coefficient d’éligibilité et donc un siège parlementaire.
Mais le phénomène le plus marquant des élections dans cette circonscription reste ce que les spécialistes appellent « le raz de marée des Forces libanaises » qui leur a permis de rafler haut la main le siège maronite occupé auparavant par Émile Rahmé. Le candidat des FL Antoine Habchi a ainsi obtenu 14 800 voix, alors que Rahmé n’en a obtenu que 3 800 et Albert Mansour, le grec-catholique, candidat du PSNS dans cette circonscription, qui a été élu, 5 800.
Jusqu’à présent, les partis concernés cherchent à expliquer ce qui s’est passé dans cette circonscription, où le vote chrétien a atteint des proportions inégalées jusqu’à présent : plus de 60 % à Deir el-Ahmar alors que les estimations prévoyaient 30 à 35 %. Mais le plus remarquable est que sur ces 60 % de suffrages chrétiens exprimés, près de 90 % sont revenus au candidat des Forces libanaises à Deir el-Ahmar, qui a aussi obtenu 60 % dans les localités frontalières chrétiennes (comme Qaa et Ras Baalbeck) où, en principe, le souvenir de la bataille contre Daech devrait être encore vivace et pousser les électeurs chrétiens à donner leurs voix au candidat maronite sur la liste du Hezbollah.
C’était en tout cas le pari fait autour de la candidature d’Émile Rahmé qui a finalement été le neuvième sur la liste du Hezbollah, après Walid Succarié (6 200 voix) et Albert Mansour. Si la liste du Hezbollah avait donc obtenu neuf sièges, Rahmé aurait été élu. Mais cela n’a pas été le cas, à la grande surprise du Hezbollah lui-même, qui reconnaît toutefois que la bataille a été plus dure que prévu et qu’à un moment, il y a eu une crainte au sujet de l’un des six sièges chiites. Une question se pose à ce sujet : si le CPL n’avait pas présenté une liste, ses voix seraient-elles allées à celle du Hezbollah, lui permettant d’obtenir sans problème un neuvième siège ? Les avis sont partagés sur la question. Pour certains, la réponse est positive et ils estiment que le CPL a fait une erreur gratuite qui ne lui a rien apporté. Pour d’autres, au contraire, les 5 000 voix n’auraient pas été mobilisées et, de toute façon, le CPL a jeté les bases d’une présence dans la région qui est appelée à devenir de plus en plus importante.
Interrogé à ce sujet, le député sortant Émile Rahmé a refusé de faire des commentaires, en assurant qu’on est en période de jeûne. Mais il a précisé que sa défaite ne change rien à ses convictions et qu’il poursuivra son action politique auprès des gens qu’il considère comme sa propre famille. Rahmé précise aussi que s’il avait été élu, sans un minimum de voix chrétiennes, il aurait démissionné. Ce qui, d’une certaine façon, élimine la question sur d’éventuelles promesses non tenues de la part du Hezbollah, qui selon certaines rumeurs lui aurait promis 11 000 voix, sans les lui donner. Pourtant cette rumeur n’est pas aussi innocente qu’il n’y paraît. Car ceux qui la véhiculent laissent entendre que le président de la Chambre Nabih Berry aurait donné des instructions pour favoriser le candidat maronite de la liste FL et courant du Futur, dans le cadre de son conflit avec le chef du CPL, sachant qu’au final, Émile Rahmé s’il avait été élu aurait probablement rejoint le bloc du Liban fort. Rahmé balaye cette hypothèse et se contente de rappeler qu’il a toujours agi selon ses convictions, continuant à participer aux rencontres parlementaires du mercredi chez Nabih Berry (en dépit du conflit entre Berry et Bassil) et ayant voté en faveur de Michel Aoun à la présidence, contre les instructions du chef des Marada.
Pour lui, la page des élections est donc tournée. Mais elle ne l’est pas encore pour le Hezbollah qui cherche à analyser la victoire des Forces libanaises en milieu chrétien. Des sources proches du parti estiment ainsi que Samir Geagea a en fait mené une campagne agressive et réussie en plaçant les élections sur le terrain confessionnel, et en affirmant qu’il s’agit d’une chance historique pour les chrétiens de renverser la donne dans la région. Il a ainsi en quelque sorte fait revivre « l’esprit de la croisade », tout en disposant de grands moyens matériels. Il y aurait aussi une autre cause qui se résumerait ainsi : l’excès de force du Hezbollah dans la région a constitué un facteur d’inquiétude chez les chrétiens au lieu d’être un élément rassurant. Une théorie à méditer pour le Hezbollah…