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L’absentement de Dieu

Je dois à la lecture du dernier ouvrage de Jean-Claude Guillebaud, Le tourment de la guerre, d’avoir mieux apprécié la fascinante intuition de Hölderlin : « Dieu a fait l’homme comme la mer les continents : en se retirant. »
Sur la Toile, l’aphorisme est lié à un extrait d’une conférence du théologien François Varillon. « On a beaucoup cité ces dernières années ce mot du poète allemand, affirme Varillon dans Joie de croire, joie de vivre. L’acte créateur est l’acte par lequel Dieu se retire, s’efface pour laisser surgir des libertés qui ne sont pas Lui (…) N’allons pas imaginer l’acte créateur de Dieu comme une volonté d’avoir des satellites, surtout pas. (…) L’homme tâtonne. C’est avec une incroyable lenteur que l’homme humanise son monde. Et c’est très douloureux. Mais, croyez-moi, Dieu est le premier à en souffrir. Toutefois, parce qu’il est amour, il se garde bien d’intervenir. C’est notre affaire. C’est l’homme qui est responsable de l’humanisation du monde et de l’humanité. »
L’image de Hölderlin a pu être tirée du récit biblique du déluge, quand avec la baisse des eaux est réapparue la terre. Les poètes ont ce privilège de noter leurs intuitions, sans obligation de résultat. À prendre ou à aimer, comme on dit.

Guillebaud, lui, cite cet aphorisme dans son chapitre « Quitter la guerre », où il aborde en particulier l’ascension prométhéenne de Napoléon incarnant les idéaux de la Révolution française et propageant ainsi, dans toute l’Europe, « une réciprocité violente qui ne prendra fin qu’après la défaite française de Waterloo, le 18 juin 1815 ».
C’est de « cette violence symétrique » que Hölderlin chercha à s’abstraire, écrit à son tour René Girard, cité par Guillebaud. « La plupart des gens qui citent Hölderlin le font (…) en occultant le fait qu’Hölderlin est profondément chrétien, ou plutôt le devient de plus en plus, au fur et à mesure qu’il se retire du monde, écrit René Girard. Parler de la “folie” d’Hölderlin à propos de sa retraite de presque quarante ans, c’est méconnaître l’épreuve dont sort alors le poète (…)
Ce que comprend le poète, au moment où il va quitter les vertiges mimétiques de l’existence mondaine (…) c’est que le salut consiste à imiter le Christ, c’est-à-dire à imiter la “relation de retrait” qui le lie à son père. »
« Cette idée de retrait volontaire, reprend Jean-Claude Guillebaud, rejoint d’ailleurs la tradition juive, qui parle de Tsimtsoum, ce mot désignant la contraction, la diminution volontaire du créateur, afin d’ouvrir un espace pour l’homme. » « Dieu a fait l’homme comme la mer les continents : en se retirant. » Sans trop retourner l’image de Hölderlin, on a envie de dire que c’est bien ainsi que Dieu s’est incarné. Qu’il y a là une image de ce que les théologiens chrétiens appellent sa kénose, ce « dépouillement » qui lui a permis d’épouser, lui « de condition divine », notre condition humaine.

Respiration retenue
C’est comme ça aussi que Jésus est ressuscité, comme cela qu’il s’est retiré du linceul pour nous laisser cet extraordinaire négatif de la résurrection. Sur ce grand drap de lin conservé dans la cathédrale de Turin, s’est imprimé le cliché extraordinaire d’un homme supplicié dont tout laisse croire qu’il s’agit du Christ, malgré toutes les tentatives de démontrer le contraire. De toutes les preuves d’authenticité, relevons en particulier le fait que les scientifiques ne s’expliquent pas comment le corps a été extrait – ou s’est extrait –, de ce linge qui ne porte aucune trace d’arrachement, ce qui n’aurait pas manqué de se produire dès que le sang aurait séché. Tout se passe comme si un extraordinaire éclair – la lumière incréée de la théologie orthodoxe –, avait imprimé, en négatif, sur le linceul faisant office de plaque sensible, l’empreinte du plus extraordinaire moment de l’histoire de la création : celui de la victoire sur la mort, celle d’une discontinuité radicale, d’une rupture inédite dans la chaîne causale familière à la raison. Benoît XVI ose user, pour en parler, du mot « mutation ».
On peut même se demander dans quelle mesure il n’y a pas en Dieu un principe d’effacement qui lui fait faire toujours « les premiers pas » – écouter le très beau chant sur ce titre –, pour s’effacer ensuite devant la réponse de l’homme. Ainsi, la kénose de Dieu est continuelle. Il y aurait là une sorte de principe pédagogique, comme quand, le cœur battant, un père confie pour la première fois une voiture à sa fille qui vient d’obtenir son permis de conduire.

Ce principe d’effacement n’est pas un principe d’absence, mais un absentement, une sorte d’absence qui a une fin, une façon qu’a Dieu de retenir sa respiration, avant de reparaître inopinément et d’interroger l’homme : « Qu’as-tu fait de ton frère ? Qu’as-tu fait de la création ? »
Devant le mystère de la résurrection, tout croyant se retrouve dans la position de Galilée découvrant que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais le contraire. La découverte de l’héliocentrisme avait choqué la foi de l’Église du XVIIe siècle. Forcé de renoncer publiquement à ses observations scientifiques, Galilée ne pouvait pas ne pas se rendre à l’évidence. « Et pourtant elle tourne ! » avait-il confessé en lui-même, de la terre.
Oui, oui, confessons-nous à notre tour à la science, le Christ est bien mort. Et pourtant, Il vit.