S’il ne fallait retenir qu’une chose qui résumerait parfaitement le House of Cards spectaculaire et hystérique de ce week-end, ce serait Hassan Nasrallah au cours de son intervention télévisée dominicale. Pour la première fois, le patron du Hezbollah apparaît en monsieur Tout-le-monde : excellent tribun, acteur consommé, il a totalement échoué, pourtant, à cacher à quel point il ne sait ni ne comprend ce qui s’est passé, ce qui se passe et ce qui se passera, et à quel point, comme pratiquement chaque Libanais, il a peur. Il faut reconnaître, à sa décharge, que la démission ex abrupto du Premier ministre Saad Hariri en direct de Riyad, le discours anti-iranien nucléaire qui l’a accompagné et la purge saoudienne orchestrée par Mohammad ben Salman, qui a immédiatement suivi, forment un triptyque-thriller d’une nébulosité infinie, tant en ce qui concerne leurs tenants et aboutissants que leurs répercussions sur la région en général et au Liban en particulier.
Dans ce cloaque de rumeurs, d’interminables intox et de quelques infos, twittées avec un sens hitchcockien de la mise en scène, cent et une questions restent sans réponses. Deux d’entre elles tournent en boucle depuis 48 heures au Liban : est-ce que la dynastie politique Hariri est à l’agonie et va bientôt disparaître, et est-ce que la guerre contre le Hezbollah se fera sur le sol libanais ou, dans une première étape, en Syrie (et si donc, corollaire immédiat, la livre libanaise sera dévaluée). Deux questions contre lesquelles butent, depuis l’annonce rocambolesque par Saad Hariri de sa démission, tellement de suppositions. De peurs. D’espoirs. De fantasmes, surtout.
La petite image reste plutôt floue. Un Libanais, dont le cœur, sans nécessairement pencher vers la Maison du Centre, loin de là, reste très sunnite, raconte pourquoi Mohammad ben Salman haïrait Saad Hariri, expliquant qu’à l’époque du roi Abdallah, au service duquel officiait, grâce à son père, Hariri Jr, ce dernier faisait la pluie et le beau temps dans l’antichambre du roi, faisant poireauter untel pendant des heures, ou accélérant, au contraire, l’audience d’un autre. Vrai ou faux, peu importe. Que le très jeune homme fort du royaume apprécie ou pas le PM démissionnaire, ou que ce dernier ait trempé jusqu’aux yeux, ou pas, dans la corruption en Arabie saoudite, importe peu. La question est simple : est-ce que le prince héritier saoudien, cornaqué minutieusement par l’administration Trump, a besoin de Saad Hariri au Sérail, ou ailleurs, c’est-à-dire en leader fort de sa communauté, pour la guerre qu’il veut voir menée contre l’axe iranien et contre le Hezbollah? Ou lui préfère-t-il, tactiquement ou stratégiquement, un Fouad Siniora qui a déjà fait ses preuves en 2006, un Achraf Rifi, un très pacifiste Nagib Mikati, ou même un sunnite prosyrien ?
La grande image n’est pas encore totalement formée, mais bien plus nette. Si l’on additionne la détestation par Donald Trump du régime iranien, la quasi-fin du processus d’éradication de l’État islamique en Irak et en Syrie, la détermination rageuse de Benjamin Netanyahu et de l’immense majorité des Israéliens à en finir définitivement avec le Hezbollah, et en se souvenant à quel point Moscou détesterait avoir Téhéran dans ses pattes dans une Syrie post-EI, mais aussi combien le Hezb est loin de faire l’unanimité parmi les Libanais eux-mêmes, le résultat est clair. Il y a un alignement des astres favorable à une attaque d’envergure contre le croissant (de plus en plus soleil) chiite. C’est-à-dire contre le bras armé des ayatollahs au Proche-Orient, installé aux portes et aux fenêtres de l’État hébreu : le Hezbollah. Une équation astrale dont la première victime expiatoire sera immanquablement le Liban. Et danser sur les ruines, à ce moment-là, sera juste obscène.
Quelle est désormais la place de Saad Hariri dans toute cette construction ? Et quelle place dans le cœur des Libanais après cette mise en scène désastreuse dans la capitale saoudienne, après ce renoncement spectaculaire, voulu ou imposé, à la posture, au poids et au prestige de la fonction du n° 3 de l’État libanais ? Comment oublier son père, qui, en 2004 et de Riyad même, le bras cassé en écharpe, tonnait à l’attention de Bachar el-Assad que personne ne donne des ordres à un Premier ministre du Liban ? L’héritier de l’un des leaders sunnites les plus influents de la région avant son assassinat en 2005 est dans de sales draps : que reste-t-il du legs politique, économique et psychologique de Rafic Hariri, très controversé, mais immense ? Et comment gérer désormais cette hideuse et létale haine sunnito-chiite, qui prend au Liban, comme pour tout le reste, des proportions dantesques ? Un Liban encore et toujours, et en même temps, chaudron idéal pour tous les apprentis sorciers de la planète et bûcher grandeur nature pour toutes les vanités.